Des
paroles aux ailes arrachées
La vérité de Jean Pérol [IV]
L’amour est le sel de l’existence. Mais aussitôt celui-ci dépassé, se découvre la mort. Or à quoi sert la littérature, si ce n’est à tenter de tout comprendre ? Les plus grands, de Montaigne à Rilke, plus près de nous Jaccottet, Guyon, parmi les poètes, œuvrent dans ce sens. À tout le moins ils éclairent l’invisible, car la vie éclipse la mort.
Le problème n’est pas seulement philosophique, ou plutôt il appelle les deux approches. Où le philosophe maçonne une argumentation avec des contreforts, le poète cherche à nu des étincelles. Le premier épuise l’obscur, au risque de s’enfermer avec lui ; le second le met en éclat. L’un subordonne le monde entier à sa pensée. L’autre obéit à cela seul qui lui échappe.
Pérol dévisage son destin sans sourciller. Là encore, lui si intelligent et combien rompu aux mille audaces du langage s’en tient à l’expérience augmentée de sa culture et de ses réflexions. La mort est le revers d’une pièce – un talent disait-on – qu’aucun regard ne peut traverser ni renverser. On n’en perçoit que les manifestations “pour” les autres. L’enfance de Pérol en a été saturée. La tentation naturelle serait pour lui de ne pas approfondir ce mystère. Au contraire il n’en détache guère ses yeux – qui en reviennent comme brûlés.
C’est que la mort s’est immiscée dans
sa vie même. Elle y a proliféré. Elle
l’a coupé de son paradis à lui. Il écrit
dans Pouvoir de l’ombre, un titre à l’euphémisme
relativement lumineux : « dans la vie n’es-tu
plus qu’un projectile qui fut lancé / et simplement
par cette force poursuit sa course et descend ».
Tombé de la mort, quel être trouve un sens à
sa vie ? Comment et vers quoi rejaillir ? Pérol
ne cerne pas la mort « douce et carnassière ».
C’est elle qui le cerne. Il est son prisonnier, à
une distance qui se laisse mal évaluer.
Si l’amour est, dans la cage, un espace de liberté
qu’un homme peut habiter par intermittence, l’art
permet peut-être une échappatoire. Pérol
s’est chauffé aux profondes lueurs de la page
où Proust fait mourir Bergotte. Il a mesuré
« ce qui ira plus loin que [s]a dalle de pierre ».
Il a fondé un temps une bribe d’espoir sur
ce que Blanchot dans L’Espace littéraire
limite pourtant à une mesquinerie, une faute même.
C’est que l’être qui veut comprendre la
mort doit dépasser le « misérable
regret de ne plus être soi ». Il doit pénétrer
la cohérence de la pensée qui fondait le salut,
quand salut il pouvait y avoir. La mort était le
passage. Mais les dieux ne sont plus et nul homme ne peut
plus être Dieu. Chacun doit donc tenter dans sa propre
existence de naître et de mourir en soi-même,
presque à volonté. Il faudrait parvenir à
une sorte d’orgasme avec le sacré (qui est
cette séparation entre les choses visibles et invisibles).
Dans une telle optique, la postérité n’offre
qu’un pari de pacotille. De surcroît elle se
soucie peu des morts, qui n’en peuvent mais. Il reste
que Jean Pérol ne s’en est évidemment
pas tenu à une telle chimère. Il a bien regardé
la mort et il en rapporte ce qu’il a pu voir :
la mort a des couleurs et des parfums de calme
mais moins – tellement – que cette absence
à être
qui dans la douceur et la coulée lui ressemble
Le poème poursuit, « l’œil fermé », les retrouvailles avec « cette neige d’un matin où tu n’as pas posé le pied ». Un autre poème, antérieur toutefois, publié dans Asile exil, établit un parallèle entre « la vengeance merveilleuse des morts » et celle « fatidique des vivants ». Sa conclusion est qu’aucun repos n’existera jamais. Quoi qu’il en soit du vrai visage de la mort, c’est la surface de la terre qu’il faudra quitter. À cette considération, l’être tremble plus qu’à entrouvrir un corsage. La commotion a ses raisons dont la raison doit pourtant s’accommoder. — Continuer la lecture