Pierre Perrin, article pour la NRF : Sous l’horizon du langage d'Yves Bonnefoy

Yves Bonnefoy, Sous l’horizon du langage

Le plus grand poète français vivant, à côté de Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy réunit neuf essais dont cinq s’avèrent des préfaces. Mais tous, précise la notice bibliographique en fin de volume, « ont été revus et parfois très corrigés pour la présente édition ». Ce détail clôture une nécessité d’une bien plus grande importance ; c’est ce que nous verrons plus avant. Car ce livre s’impose d’abord par les auteurs analysés, parmi les plus grands, que Bonnefoy éclaire d’une lumière neuve. Il s’agit respectivement de Shakespeare, Baudelaire et Mallarmé. Ce qui réunit ces trois monstres sacrés, c’est la réponse que suggère chacun d’eux aux limites de la condition humaine. L’essentiel est donc l’âme de ce livre. Les approches du Professeur au Collège de France offrent toutes les garanties universitaires de l’acuité du regard, des éclaircissements sans nombre, de la mise au jour du fil d’Ariane des apories et d’une poigne de velours pour orchestrer presque l’au-delà de la révélation. Les notes cependant sont fondues au cours du texte, comme chez Gracq. Le livre n’en comporte que trois pour trois cents pages. La vraie culture a pour ses sources l’approfondissement de la mer. À ce dernier, naturel à l’œuvre d’Yves Bonnefoy, s’ajoute le style, ce qui sous une plume fait se conjoindre la vue et la vision. C’est le cas, lorsque le poète explore « l’épiphanie du néant » chez Mallarmé, pour me borner à un exemple.

Le premier tiers du livre est consacré à Shakespeare. Si Bonnefoy doute de l’auteur des sonnets, il tient le dramaturge pour le plus authentique des poètes. Et c’est l’occasion pour lui de rappeler que la poésie est l’expression d’un « rapport plénier de la personne à soi-même ». La poésie commence où l’être perd pied. Elle ne peut en aucun cas être « le produit d’un art des mots qui parerait ce qui ne vaut pas ». Deux pièces, Antoine et Cléopâtre puis Othello nourrissent la réflexion. La première interroge « surtout, s’il n’y aurait pas dans l’amour la possibilité d’une expérience d’esprit qui annulerait et même transcenderait la peur puritaine, et permettrait de rénover le groupe social harassé par l’idolâtrie des biens matériels et du pouvoir ». À un adjectif près, la question reste actuelle ! Bonnefoy propose une judicieuse analyse du statut de la femme, jadis et naguère objet. Il éclaire la paradoxale victoire de Cléopâtre sur ce statut, et sur Antoine, par le suicide. « Ces triomphes qui s’éjouissent de victoires, ces foules qui admirent le puissant, qui idolâtrent le chef, cette Rome habituée à de telles fêtes serviles comme à l’essence même de sa conscience de soi, qu’est-ce d’autre en effet qu’une manifestation symbolique de toutes les tyrannies que la société exerce, et en particulier de son travail d’appropriation et de réduction sur les femmes ? Par son absence du triomphe d’Octave, Cléopâtre a quelque raison de se sentir victorieuse, même si c’est au prix de son existence. » Dans Othello, l’analyse paraît plus serrée encore. Iago y incarne le diable sans Dieu. Il est le mal, c’est-à-dire la destruction de la confiance en l’autre. Il est la scorie de l’amour même. C’est, dit Bonnefoy, pour avoir été insuffisamment désirée, que meurt Desdémone. Ainsi cette première partie de l’essai pose-t-elle nettement la difficulté de vivre. Les pièges sont tapis partout, dans la société qui fixe des règles à valeurs d’oracle, et en soi-même. Comprendre le monde et se comprendre dans ce monde exige une attention de Titan. — Continuer la lecture…

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française n° 565, avril 2003


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