Pierre Perrin, article pour la NRF : Sous l’horizon du langage d'Yves Bonnefoy

Yves Bonnefoy, Sous l’horizon du langage

Baudelaire occupe la place centrale. C’est aussi la plus courte, avec un peu plus de soixante pages reprises de conférences données à la Bibliothèque nationale de France en 1999, pour l’essentiel. Mais on est dans la proximité du grand Starobinski. L’empathie se lève de ces pages comme si les deux poètes, par-dessus les générations, avaient mêlé leurs encres. Bonnefoy lit d’abord les deux poèmes sans titre qui, se succédant, parlent de « détails intimes de notre ancienne vie », comme Baudelaire l’écrira à sa mère le 11 janvier 1858, c’est-à-dire de Neuilly et de la servante au grand cœur. Tout ici fait merveille. On habite « une expérience de vérité ». Le critique se porte à la hauteur du symbole traditionnel de la grâce. Il en rappelle lui-même la définition : « la lumière qui se brise sur une vitre et qui pourtant la traverse, qui la traverse et qui pourtant la laisse intacte »… Il serait sacrilège de résumer ces pages sensibles, subtiles, émouvantes. Elles donnent au remords baudelairien non pas une mais des dimensions qui incitent à reprendre, toutes affaires cessantes, l’œuvre entière. Bonnefoy parle, à propos de l’auteur des Fleurs du Mal, d’une « pulsion d’anamnèse ». L’admirable est sa compréhension du spleen, dont le dandysme est évidemment le mirage, mais le fond « un cri aux voûtes vides de son destin ». L’admirable est encore, dans ces pages, tout ce qui court entre les lignes, dont ceci que l’universel pour chacun gît en soi, comme un gisement et comme ce qui demande à vivre. Le tout est d’y accéder. Le deuil désigne un interstice. Les « choses intimes de la famille » y ont leur place. Le moi n’est pas l’être, mais il n’y a pas d’être sans le moi.

La troisième et dernière partie, la plus longue avec ses cent vingt-cinq pages, est consacrée à ce « monomane de l’absolu » qu’est Stéphane Mallarmé. Ce dernier est aussi l’ancêtre de la modernité ; à ce titre, contempteurs et thuriféraires se l’arrachent encore. La lecture d’Yves Bonnefoy, toute d’intelligence, de finesse, est de surcroît sans concession. La probité l’irradie. Le fait est suffisamment rare pour être souligné. En effet, le critique concilie l’excellence d’une partie de la réalisation poétique et l’échec de l’ambition qui la portait. Il évoque « un éros jamais ni sublimé ni vraiment vécu ». Il pose, en un autre exemple, cette question : « La meilleure façon d’échapper à la désorganisation de l’esprit, au moins pour la durée d’un grand témoignage, n’eût-elle pas été de regarder le néant en face à quelque moment un peu important de sa vie déjà déclinante ? » Mais ces réserves établies, que je rapporte pour la véracité de l’analyse, Bonnefoy éclaire admirablement la poétique du sorcier de la rue de Rome. À l’origine de celle-ci, la perception du néant signe la mort de Dieu. Qu’est-ce que ça veut dire ? Aucun être humain n’a de racine dans l’absolu. L’éternité est une foutaise, le sacrifice une chimère, et l’écriture une fiction seulement. Par conséquent il faut tout reconsidérer : l’univers, la place de l’homme dans celui-ci et l’art. La découverte de Mallarmé, que Bonnefoy assimile par deux fois à celle de Pascal, est radicale. « Mallarmé est, de loin, le plus vaste espace de réflexion, de recherche, d’élaboration de l’idée de la poésie qu’il y ait eu à son époque en Europe. » On ne peut être plus net. Cette reconnaissance n’altère pas la lucidité. L’ascétisme en répudiant la transcendance, la quête d’un absolu circonscrit à la chose, le désir même avorté, tout cela monté en modèle de société (fût-ce à son corps défendant) ne risque-t-il pas d’aboutir à une impasse ? Une réflexion sur la photographie accompagne l’explication d’Igitur et pose la question de « la fascination nihiliste pour ces aspects de pure matière, au XXe siècle et qui ne cesse de s’aggraver », écrit-il. C’est page 235 : « On apprend — du fait d’instantanés qui peuvent prendre de court le projet même du photographe — à regarder sans ciller le spectacle du corps blessé, supplicié, du cadavre, laissant un à un se dilapider les tabous qui sont le soutien des valeurs. »

Voilà donc un grand livre, qui sait d’un poème faire surgir un monde englouti, revisiter une civilisation, interroger la morale. N’était-ce pas cela, cette nécessité d’une bien plus grande importance dont je parlais plus haut ? L’époque est ainsi tournée, que la littérature ne change plus la vie. La moindre réflexion doit se faufiler, les indices se faire discrets. Bonnefoy qui sait organiser un livre mieux que personne, dont les démonstrations s’avèrent mariées à la rectitude, prévient l’amateur dès la deuxième page. Annonçant en effet sa problématique, il l’achève par une présentation de ses trois poètes. Il annonce successivement Mallarmé, Shakespeare et enfin Baudelaire. Cet ordre changé, parmi les plus anodins en apparence, incite à réfléchir. Cette nécessité-là, d’ouvrir les yeux, emporte toutes les autres en une grande fête pour l’esprit.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française n° 565, avril 2003


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