Et néanmoins… et les Carnets de Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet, Et, néanmoins, proses et poésie ;
Carnets 1995-1998, [La Semaison III, Gallimard, 2003]

Né en 1925 en Suisse, Philippe Jaccottet habite dans la Drôme depuis 1953. Il est un traducteur émérite de l’allemand, de l’italien, entre autres. C’est plus encore un poète avec une trentaine d’ouvrages à son actif. À ce jour il « recommence, parce que ça a recommencé : l’émerveillement, l’étonnement, la perplexité ; la gratitude, aussi. » Cette explication qui semble ne pas en être une ouvre l’avant-dernière séquence d’Et, néanmoins intitulée et dédiée tout ensemble Aux liserons des champs. Cela donne le ton, l’esprit et la lettre de l’œuvre entière. Celle-ci rassemble, outre la poésie qui chez lui est « la voix donnée à la mort », des chroniques (de poésie essentiellement) réunies dans L’Entretien des Muses (1968) puis Une transaction secrète (1987), des notes prélevées sur l’herbier des jours, ces carnets sans date que livrent chez Gallimard désormais trois volumes de La Semaison, enfin d’autres proses encore qui résistent à l’étiquetage en ce qu’elles relèvent du récit méditatif, voire d’une métaphysique à la fois rêvée et vécue à partir de l’infime. Comment qualifier en effet l’admirable amplification en trois temps d’À travers un verger qui, d’amandiers en fleurs, conduit à « un autre espace, étranger à l’espace » ? Et encore faudrait-il ajouter à l’œuvre propre telles traductions dont certaines, dans D’une lyre à cinq cordes (Gallimard, 1996), restent « le fruit de rencontres essentielles ». Celle de Christine Lavant par exemple est qualifiée d’heureuse. Or l’œuvre de cette Autrichienne méconnue malgré un volume de feu la collection Orphée dirigée par Claude Michel Cluny, en 1993, attend de trouver sa place en France qui devrait être parmi les premières. Jaccottet le généreux traverse ainsi les langues et les siècles ; on ne peut mieux entrouvrir le génie.

Quelques certitudes, dès l’abord arrêtées, s’avèrent cardinales. « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ainsi commence La Semaison ; puis vient : « L’effacement soit ma façon de resplendir. » C’est à partir de celles-ci, semble-t-il, que se tisse la toile du doute qui nourrit Jaccottet, exactement comme devant l’inéluctable de la mort l’incertitude de l’heure approfondit l’existence. La préface que Jean Starobinski a donnée pour le premier volume de Poésie (Poésie/Gallimard, 1971) en ajoute quelques autres. À rebours de la négation du sujet, par exemple, Jaccottet non seulement privilégie la communication mais poursuit « l’exigence constante de la véracité ». Et ce que le maître de la transparence et de l’obstacle, qui saluait aussi le courage du critique « de marquer des différences, des préférences, bref, de juger », exprimait entre les lignes, c’était déjà l’originalité du poète Jaccottet. Celui-ci conjugue en effet deux courants de la poésie française. Il ne renonce à rien de ce que Baudelaire a porté très haut, l’émotion à la source du poème : une touffe de violettes ou bien « une petite boule de plumes avec un cœur » ; le rouge-gorge, « un petit porte-drapeau, messager sans vrai message » est un pur chef-d’œuvre en quatre pages, dans Et, néanmoins. De l’autre côté, du Claudel des grandes Odes qui s’écrie : « Je ne mourrai pas, mais je suis immortel ! », Jaccottet cherche une microconstruction de l’univers ; au lieu de reclouer d’or la voûte céleste et de tirer sur le Gange et le Mississipi, lui réordonne à sa façon l’insignifiant, l’infinitésimal ; à d’obscurs associés, méprisés, trop oubliés, il redessine une place de lumière. De la sorte, il est un poète lyrique car il ne peut oublier qu’il est mortel ; et il est un démiurge en ce qu’il remet l’éternité à la poussière, le ciel à nos pieds de vivants, et rend ainsi à l’existence un sens qui tremble dans la paume d’une main.

L’attention que Jaccottet porte au monde et, dans le monde, à ce qui, sans force, tient une place infime dépasse la seule modestie qui traduit une porosité, un accueil, une acceptation de l’inconnu ; telle une fleur, « elle ouvre, en s’ouvrant, autre chose, beaucoup plus qu’elle-même ». Elle nourrit la pensée, détourne accessoirement de la crainte de la mort en ce qu’elle permet de « voir plus loin que le visible », et surtout établit cette vérité que la contemplation, en même temps qu’elle semble vous prendre à son piège, vous libère ou du moins vous rend plus libre. Pour admettre, si l’expérience fait défaut, cela et dépasser, mi-fougue, mi-raison, la facilité de se déprendre de la chose contemplée, les Carnets entrouvrent bien des portes… — Continuer la lecture…

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages, n° 28 – Déc 2001

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