Claude Michel Cluny, l’art de l’absolu
« Nous sommes périssables comme le rossignol qui mange le ver et fait son chant, nous ne parlons que du fond de notre silence et ne sommes ensemble que des hommes seuls. »
Antonio Brocardo à Giorgione, in La Mort sur l’épaule,
1971
L’œuvre considérable de Claude Michel Cluny, né en 1930, pose une question sans réponse depuis que l’homme pense : l’absolu, dont le goût nous est donné, n’est-il qu’une trace en train de s’effacer, ou bien demeurerait-il un corps, un lieu, un leurre où le saisir, voire, avec ou sans foi, l’habiter ? Et encore, le manichéisme restant fort éloigné de sa pensée, il convient de le lire avec l’attention que requiert par exemple ce vers : « Abel était l’aîné ; j’étais le plus petit. » De même qu’entre ces deux hémistiches, l’espace d’un point-virgule, Hugo a précipité Eugène, son rival, avec sa folie et son internement à vie, Cluny multiplie les évidences secrètes, les mystères familiers. L’artiste habite la mémoire du monde et façonne ou du moins imprime sa marque à « l’au-delà du raisonnable ». Telle est l’exigence inscrite au seuil de cette œuvre.
Pour celle-ci, la complexité est naturelle. Cluny est en effet tout ensemble un poète, un romancier, un critique. Le poète utilise à volonté le vers libre, le vers régulier, le verset ; il juxtapose le poème en prose, l’aphorisme, le sonnet. Il a livré une trilogie érotique. Une brève note à la fin d’Un jour à Durban en annonce une autre. Est-ce un hasard si la jaquette de l’Œuvre poétique, premier volume des uvres complètes, dès 1991, aux éditions de la Différence, reproduit non pas un mais trois portraits juxtaposés, proposant ainsi un lumineux triptyque ? L’auteur de fictions de même alterne le roman, le récit, le recueil de nouvelles. L’uvre romanesque, parue en 1994, rassemble trois romans croisés de trois ensembles de nouvelles. Le critique enfin prête ses analyses à trois arts distincts : littérature, peinture et cinéma. L’appropriation, par la création, du monde, s’avère ainsi moins tripartite que trinitaire. Chez Cluny tout converge et s’entrelace. La simplicité, pourtant, n’est pas donnée au premier lecteur venu.
L’uvre poétique en témoigne,
qui rassemble cinq cents pages de poèmes écrits
« depuis les années 1950 jusqu’en 1989-1990
». Si d’autres recueils ont paru depuis, dont
les admirables Poèmes d’Italie, en 1998,
la composition de ce tome I des œuvres complètes
est significative. Elle ordonne deux parties distinctes. Les
trois cents premières pages comptent cent quatre-vingts
poèmes autonomes ; les deux cents dernières,
quatre ensembles organiques (dont trois livres inchangés)
à quoi s’ajoutent, pour ouvrir et clore cette
seconde partie, deux lettres apocryphes. Enfin, l’ouvrage
entier est encadré par une préface et un ensemble
de notes finales. La répartition thématique
a paru impraticable, explique Cluny à l’ouverture,
parce que la plupart des poèmes sont rarement univoques
et que, de surcroît, sa volonté demeurait d’assurer
« justement un réseau pluriel de sens ».
La chronologie, quant à elle, n’offrait rien
de certain et son « intérêt n’est
pas fondamental ». Les handicaps en ce domaine se multipliaient,
car l’auteur avait rarement publié dans l’ordre
où il avait écrit et, tandis que « les
inédits glissaient d’un dossier dans un autre,
sans être épuisés », des dates de
composition venaient à manquer. Le choix dès
lors retint cet « ordre neutre alphabétique »
qu’une douzaine de séquences viennent toutefois
rompre ou enrichir. Telle est la complexité de la structure
générale de l’uvre poétique.
Le tout premier poème ne l’est pas moins, complexe. Intitulé Acanthes, il se déroule ainsi :
Les acanthes ornaient le silence bleu du sud. De grands pans de mémoire
se perdaient dans la mer, et toi. Et de toi je m’étonnais, et ne
te reconnaissais plus parmi les bustes abattus dont le temps avait bu les lèvres
cœur dévoré par la nuit.
Alors j’ai su que les désastres ne sauraient plus t’émouvoir.
Tu étais devenu le lieu de ces palais déserts aux voûtes
écroulées. J’étais mort et ne le savais pas.
Le titre que reprend le second mot de ce poème en prose est déjà ambigu, puisqu’il désigne une plante cultivée dans le midi de la France à feuilles longues, très découpées, recourbées et d’un beau vert, ainsi qu’un ornement d’architecture imité de cette plante et caractéristique du chapiteau corinthien. Le mot, en outre, qui n’appartient pas au vocabulaire courant, vient du grec qui signifiait épine. Cette filiation ne saurait être passée sous silence : elle insuffle une possibilité de paradoxe léger dans la première phrase, que confirme le mouvement descendant du premier paragraphe, puis du poème entier. Car le décor, sinon un peu abstrait du moins réduit à un motif dans la phrase originelle, établit la première pierre d’un tombeau. C’est le tombeau du Temps que donnent à lire les vestiges, ici les « bustes abattus » ainsi que les « voûtes écroulées » ; mais aussi tombeau d’un « toi » dont on ne sait guère que le sexe par le masculin du participe passé « devenu », à l’avant-dernière phrase ; tombeau enfin du locuteur lui-même, qui n’en a pas moins conservé la vie, avec le pouvoir d’écrire cette page. On devine encore à travers le « cœur dévoré » et le verbe « émouvoir » qu’est évoqué sans doute un amour perdu. — Lire la suite…