Richard Millet, La Forteresse, autobiographie 1953-1973, Les Provinciales, 2022, 304 pages, lu par Pierre Perrin

Richard Millet, La Forteresse
Autobiographie 1953-1973, éditions Les Provinciales, 2022

« On n’écrit pas pour être aimé mais pour être jugé. » Millet, Journal I, 13 octobre 1981. Malgré soixante-dix titres publiés – qui occuperaient trois volumes de Pléiade –, cet écrivain s’est couvert d’opprobre, en 2012, pour un libelle de dix-sept pages. Il s’est aventuré à faire un « éloge littéraire » d’un Norvégien qui a tué huit compatriotes, le 22 juillet 2011, par une bombe posée devant le siège du gouvernement, à Oslo, puis, une heure plus tard, au fusil d’assaut, soixante-neuf jeunes travaillistes, sur une île proche, sans compter nombre de blessés.
Dès la quatrième ligne de son libelle, l’auteur désapprouve le crime. Il le redit plus avant, à plusieurs reprises. Il n’en considère pas moins que son héros, « loin d’incarner le Mal, s’est fait le truchement sacrificiel du mal qui ronge nos sociétés tombées dans une horizontalité acéphale et trompeuse ». En clair, ce terroriste serait le produit de la décadence, d’un « multiculturalisme déchristianisé » [pléonasme] ; et son crime, un acte de résistance. La condamnation médiatique, inévitable, s’est ensuivie. Quand même la tenancière de la platitude en chef de meute ruine les valeurs qu’elle défend – la liberté bornée à son exclusive opinion ; l’égalité de l’encrier et du crachoir, à démontrer ; la fraternité, dans cette affaire, se passe de commentaire –, elle a littérairement exécuté son rival.
Doit-on ignorer l’écrivain sous ce prétexte délétère ? Si la liberté conserve un sens, le premier, qui importe, il faut le lire. Imagine-t-on d’interdire les livres des bons staliniens, maoïstes, khomenistes, de Duras à Deleuze et Foucault, en passant par Sartre, qui ont fermé les yeux sur des millions de morts ? L’erreur est humaine ; le Mal, immémorial. Le Mal débute, dans notre civilisation, chez les dieux grecs, Tantale offrant son fils en ragoût. La thèse de la décadence, invoquée par Millet, branle du chef. L’homme reste le pire des animaux. Contrer le mal exige de mettre en œuvre deux mots : éducation, châtiment. Les bonnes âmes récusent le second ; le premier est parti en capilotade.


La Forteresse s’ouvre sur une dédicace en latin : « filiae meae » qui vaut un long discours. Non seulement, Millet revendique la tradition, mais son récit enjambe l’avenir. Il écrit pour elles, aussi. Le lecteur du Journal, dont trois tomes s’avèrent disponibles, sait à quoi renvoie le titre. La notion de forteresse y est récurrente. Elle désigne son for intérieur, que confirme le premier paragraphe de La Forteresse : « vivre n’aura été qu’une tentative pour sortir de ma forteresse intérieure ». Le lecteur de Millet attendait la présente autobiographie – portée depuis tant d’années. « Un livre, le plus libre qui soit […] tout sauf des mémoires […] me proposer nu, comme le platane de Valéry, sans modèle ni filet, dans l’invention de mon propre corps, mon innocence, la singularité de mes passions. » Journal II, 16 août 1999. Puis « le désir profond d’écrire enfin mon autobiographie », Journal III, 21 juin 2001. Celle-ci publiée garde la trace du temps long occupé à la construire. La page 19 mentionne qu’à la date du 4 avril 2005 l’auteur reprend le récit de sa vie.
Quatre parties structurent le livre. Le titre de la première, La chair des femmes, laisse deviner que la trame ne sera pas chronologique. Millet s’évade où il aime se perdre, alors que son projet devrait le faire rentrer en lui-même, retrouver des sensations, s’expliquer a fortiori sa mise à l’écart, ses douleurs et ses haines. Il y échoue, nous égare, s’attarde sur des détails. Il le sait. « Le chemin est en moi, et aller de l’avant, c’est se perdre dans l’écriture pour remonter vers l’origine. » Peu importe qu’il diffère de prendre l’obstacle à bras le corps. Ne rejoint-il pas Rousseau, l’un de ses modèles ? « J’aurai vécu sans vivre. »
L’épigraphe de la deuxième partie offre une remise en selle. « La littérature est toujours une expédition vers la vérité. » Kafka. On lit dès la deuxième page : « j’en reviens à l’histoire de ma vie » et la troisième interroge, non pas encore la matière, mais le résultat des hésitations : « un livre qui ne sera peut-être que la somme de ces débuts ». Le souci de vérité prend en compte les informations déjà divulguées par le biais des romans, de son double romanesque. Un portrait se dessine page 63, qui offre un sésame. À partir de ce moment, la quête opère. Ainsi que le Journal le donne aussi à entendre, Millet révèle le sentiment de mépris qu’il a perçu de ses géniteurs. Celui de la culpabilité s’est accumulé en lui – « une basse continue de mon existence », consigne-t-il. « L’idée de la mort répondait seule à l’absence d’amour. […] C’est cette absence, ou ce goût de la mort, qu’il faudrait interroger. »
La troisième partie, qu’il intitule L’orphelin, commence par la mort du père, en « juin 2019, à quatre-vingt-dix-neuf ans, dix ans après son épouse ». L’orphelin tardif peut poursuivre, non d’imposants mémoires, mais un essai sur soi-même. Il se confronte à son père. Il retrouve les barbelés de son enfance, la peur à l’approche de la peau de cet homme. L’attitude reste ambivalente, car il lui reconnaît des qualités. La mère non plus ne manque pas d’obscurités, qui parle de son petit à la troisième personne. Millet ne sait quasi rien de leurs vies antérieures, encore moins de leur intimité. Il détoure sa solitude et son ignorance en même temps que son indifférence à la sexualité. « Le vide dans lequel je criais ou que m’ouvrait mon cri sera celui de ma vie tout entière. »
Devant la porte d’ivoire, la quatrième et dernière partie, compte cent pages, un tiers du volume. L’auteur y révèle quelques épreuves d’inhumanités. Le goût précoce de l’écriture entrouvre la porte de la forteresse ; si on ajoute la découverte tardive du plaisir, la boucle se referme. « Ainsi entend-on ici la voix d’un enfant mort dans celle d’un adulte qui n’a jamais tout à fait vécu. » Difficile de résumer mieux ce parcours haletant, affligeant quelquefois, toujours vif et de haute tenue, malgré quelques coquilles. Ce parcours est placé sous le signe de la mort de la mère des filles de l’auteur, ce qui ajoute à l’émotion de le suivre.
La Forteresse s’avère un livre imparfait en ce qu’il combine des manques et des redites, difficile au regard de certains que l’introspection rebute et à qui l’égoïsme, leur égoïsme, suffit amplement. C’est aussi le tome zéro, reconstruit, du Journal, lui, passionnant pour la connaissance du milieu littéraire. Un individu devant se faire son opinion, la lecture reste indispensable.

Pierre Perrin, 18 septembre 2022, Livr’Arbitres n° 40, décembre 2022

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