Condamné par lui-même de Wyndham Lewis [éd. Phébus, 2002]

Wyndham Lewis, Condamné par lui-même
traduit de l’anglais par Philippe Valentré (Phébus, 2002)

Le titre ne renvoie pas à une exploration de basse-fosse. L’éthique innerve ce roman en forme de croix qui ne doit rien à Dieu. On touche aux points cardinaux de l’être. Ce roman, le dernier qu’a publié en 1954 Lewis, marie la politique et l’histoire à la vie entière. On y respire, dans l’altitude d’un Kœstler dont les Réflexions sur la peine capitaleviennent de paraître en Folio, la passion pour le monde, l’intelligence plus forte que la douleur. L’intrigue est sans faille ; les analyses les plus fouillées, au lieu d’affaiblir celle-ci, la relancent sans cesse. Chaque chapitre fait mouche. Ce livre est un pilier pour l’avenir.

Né en 1882, peintre, Wyndham Lewis fut un précurseur de Bacon. Son premier roman, Tarr ouvre en 1918 la voie à l’absurde. En 1930, The Apes of God attaque l’intelligentsia de la Tamise. Lewis ridiculise l’idéologie marxiste, il devient pestiféré. Yeats, Eliot, Pound croient à son génie ; mais l’Europe le dégoûte. Le temps de la guerre, il part pour le Nouveau Monde. Il meurt en 1957, superbement ignoré.

L’intrigue est lapidaire, le roman musclé. À la veille de la deuxième guerre mondiale, l’attention aux événements n’excède pas celle qu’on porterait à « une rencontre internationale de football ». Quand même les “joueurs” prolifèrent sur le terrain, ce n’est pas le moment d’appeler à la clairvoyance. L’incurie reste la règle. Refusant l’hypocrisie, le Professeur René Harding renonce à sa chaire d’Histoire, à Londres. La première partie le conduit à exposer sa décision à sa famille. Les scènes se succèdent sans relâche. Portraits et situations, tout est décapé jusqu’à l’os. L’amour de la mère, une niaiserie ; celui de la femme du narrateur, un intérêt bien partagé ; près des sœurs pourtant appréciées, un banquier et un charognard. René se jette tête baissée dans la misère. La curée bat son plein. « La vie est dure pour ceux qui la traitent avec trop de mépris. »

La seconde partie, intitulée La chambre, narre trois ans de réclusion. L’hôtel canadien est louche, animé – il prendra feu –, mais le travail manque. Le Vénusberg à sa place (« dans un lit toutes les valeurs sont inversées »), rien n’empêche « cette machine infernale qu’on nomme le cerveau de tourner à vide ». La pauvreté, qui cloître le couple, ignore toutefois « le regard de ces Juifs vêtus de noir du ghetto de Cracovie. » René, Helen ne vivent pas à dix dans leur pièce de misère. Et puis, il ne faut pas plaisanter. « Le gras de notre nourriture encrasse le fond du four. Si nous le grattions pour en faire des tartines, alors on pourrait se dire pauvres, encore que les vrais pauvres, eux, n’aient même pas de gras à recueillir dans le fond de leur four. » La vérité n’a que faire du bon goût, quand l’ironie – un régal – pulvérise les convenances. Le narrateur découvrira, mais après coup, combien ce tête-à-tête avec le dénuement a représenté pour le couple un laps de bonheur.

La dernière partie achève la descente aux enfers. Helen, que taraude l’obsession de Londres et des siens, voit René se relever socialement. Il enseigne, il écrit. Il tourne le dos à toute idée de retour. Elle hait ce pays où il s’enterre. Elle se jette sous un camion. C’est pour les deux que la vie est terminée. Car il a beau rejoindre en Amérique une chaire enviable. Il a perdu jusqu’à la dernière des illusions, même sexuelle : « un tampon humain contre le froid intérieur ». Il n’est plus qu’une coquille vide – au milieu d’autres « remplies pour la plupart d’un peu de bourre universitaire ».

Ce roman est sans concessions. Ceux qui tiennent à leurs œillères se garderont de l’amener sous les yeux ; il pourrait les brûler. « Une fois que la fatalité est reconnue, le pathos devient vulgaire. » À plus proprement parler, Condamné par lui-même , c’est de la dynamite. La démocratie est mise à mal, le fond de l’homme récuré mieux qu’un tas de charbon. Aux antipodes de l’angélisme qui précède les révolutions, le héros conduit à « une réévaluation implicite des valeurs morales et intellectuelles de la société tout entière ». Celui-ci prévient toutefois : « Je ne prétends pas voler plus haut que Socrate, Pascal ou Voltaire. » L’estime pour la France ne s’arrête pas là. Une égale importance est accordée au New York Times et à La Nouvelle Revue française [écrit en 1954]. C’est dire l’étroitesse d’esprit de notre Anglais qui déclare encore que « la liberté est liée à une certaine acuité de conscience ». Autant répudier la médiocratie ! Le vide répond à l’insolence. Le pouvoir ne corrompt que ceux qui le veulent. La démocratie sacrifie la qualité à la quantité. Ce n’est pas nouveau, ce n’est jamais entendu.

La force de ce livre tient à ce qu’il brasse plus que des êtres de papier : on rencontre chacun d’eux ; il lève le monde à bout de bras. L’insupportable, c’est de perdre son temps. Au contraire, le vitriol purifie l’eau de rose. « Une salve de bons mots dissipe le brouillard. » Pour être complet (un éloge sans réserve n’est rien), ce roman compte une naïveté ; c’est pour mieux accréditer tout le reste : « Je crois que cette guerre, ou peut-être la prochaine, rendra impossible la continuation des monstruosités. »

T. S. Eliot tenait Condamné par lui-même pour un chef-d’œuvre. Il est temps de lui emboîter le pas.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 562 – juin 2002

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