Jean-François Mathé,
poète [1950-2023]
Tout vivre n’est-il pas affaire d’attention ? Mais comment ? Est-ce l’attention qui nourrit la mémoire ou la mémoire qui aiguise l’attention ? Pourquoi ces deux observations ne se réfléchissent-elles pas toujours l’une dans l’autre ? C’est une question que pose l’œuvre de Jean-François Mathé, né en 1950, poète que j’ai commencé à lire à la parution du Temps par moment [Rougerie, 1999], un volume de plus de cent pages, divisé en sept parties. Seul le dernier poème de chacune, du moins des six premières, porte un titre. Celui-ci chapeaute à l’identique les poèmes donnés en italiques : Journal de la deuxième personne. La centaine de poèmes relativement brefs, en vers tantôt rimés, tantôt libres, ou en prose, se trouve éclairée par un exergue de Jean Pérol. Avec leur anaphore initiale de “plus loin”, les trois vers sont emblématiques de la démarche qui consiste à « traverser les apparences ». Le deuxième vers du recueil le confirme. La dernière page suggère « de briser les vitres pour sauver leur transparence / de tomber sans cri du plus haut étage / de rester en sang sur le trottoir / et qu’on laisse enfin passer le vent / et la beauté de l’invisible dans les rues ». L’élévation avive l’existence. Aucune dérive n’est à craindre. Tout est concerté, ramassé en vue d’une ascèse. Il s’agit de se comprendre mortel, pour anticiper l’éventuelle trace, sinon restante, du moins finale. Les injonctions en ce sens ne manquent pas : « Défais-toi encore un peu plus de toi. » En vient-il à considérer des beautés, le poète les déclare « encore plus belles d’être sans désirs / debout sur l’oubli de la chair et du sang ». Ce poète est bientôt devenu mon ami.
La différence avec Jean Pérol, l’auteur de Morale provisoire, d’Asile exil, de Ruines-mères, est patente. Si les deux font preuve d’une semblable intelligence qui se joue des concepts et qu’ils privilégient des sensations qui accréditent leur réflexion existentielle, l’aîné pétrit la femme de toute la puissance de son désir de vivre, tandis que le cadet baisse la voix comme une mèche dans la lampe pour mieux quitter tout ce monde réduit à des leurres. Malgré cet écart que Jean-François Mathé assure entre le visible et l’invisible, il parvient à rendre les deux notions presque indivisibles. Plus haut encore, chez lui, la sérénité l’emporte sur la déréliction. Il porte alentour un regard qui décuple l’adhésion. Le sens de la formule côtoie celui de l’image. Ainsi dans ce triptyque à l’amour : « ton visage s’approche comme s’il devenait / jusqu’au-delà des murs / l’espace délivré de ses points cardinaux. » Comment ne pas apprécier cette concision d’ombre portée : « le premier amour éclate sans se disperser » ? Ou ces cliquetis tus ? « Tant de femmes rentrent / démaquiller un visage / qu’aucun regard n’a retenu. » Il y a même dans ce recueil une page, au sujet cerné entre parenthèses (Sur la mort d’un chat), d’une rare grandeur. « Évidemment il n’était qu’un chat, encore trop jeune pour s’asseoir en gardien des seuils mystérieux. [...] Évidemment, au dernier instant il s’est débattu contre de l’invisible mais ses yeux sont restés ouverts, ont fixé les nôtres, pour nous prouver que malgré notre impuissance il nous préférait aux dieux. »
Le Ciel passant [Rougerie, prix Kowalski de la ville de Lyon, 2003] manifesterait-il moins d’ambition ? Bien que Jean Pérol et vingt-sept autres poètes dansent en secret la dédicace, le recueil n’offre que cinq parties, dont l’une se borne à trois stèles. Les cinquante premières pages, en revanche, à l’exception des trois premières, soit près de la moitié du recueil, offrent de brefs poèmes en prose. L’auteur change donc, non sa matière, mais la forme dans laquelle il se donne à lire. Le poète évolue à la façon de ce ciel, qu’il chante en passant, sans tapage. Ce glissement d’un souffle de langage témoigne de la patte de l’écrivain. Proche de Jean-Claude Martin, tous deux appréhendent le temps avec un semblable filet. Dès la première page, d’un côté s’efface déjà « le vol maladroit de la mémoire » ; de l’autre, il faut encore ouvrir « le temps terrible qui nous tient ». C’est dans ce ballet que le fétu est pris. L’inconnu vient à la mesure de notre attention ; il vient, et déjà n’est plus. En fait de fuite du temps, la poésie ne retient que ce que nous devons perdre. Son prix, c’est plus que l’émotion, c’est le cristal de cette dernière. On ne peut s’élever un peu, par la réflexion, sans faire sienne la « cécité claire » à laquelle nous convie le poète. Toutefois, si le poème acquiert une légèreté, pour ne pas dire une grâce – ce terme depuis trente ans lapidé par ceux-là mêmes qui en sont dépourvus –, il n’en reste pas moins grave. La subtilité de la pensée ne perd pas de vue notre condition. Mathé rappelle qu’il est « inutile de guetter ce qui viendra toujours dans le dos ».
Fidélité, confiance, équanimité forment le triangle d’or de cette poésie qui ne s’enferre jamais dans un système. Pour s’en convaincre : « le visage laisse enfin / danser sa pâleur », qui lézarde l’assurance ; « ce qu’on a fait et subi / même boue écrasée à coups de semelles » ; et « on ne voit même pas les visages qu’on caresse / nous quitter grain à grain ». À l’évidence, le poète circonscrit ce que nous oublions de dévisager. Si des trouvailles ne constituent pas une œuvre, une œuvre sans lumière n’est rien. « Il n’y avait pas de pièces sur l’échiquier que nous regardions. » Où qu’on le lise, le temps s’écarte et disparaît.
« Vivre est une royauté fragile. » Cette épigraphe prélevée chez Anne Perrier double l’ambiguïté du titre, La Vie atteinte [Rougerie, 2014]. L’âge venu, le pied, la plume plus fermes encore, la vie paraît-elle gagnée, comme un but hors de toute transcendance, ou bien se trouverait-elle aux prises avec une obscure maladie ? Comment dissocier les deux questions ? Le recueil, dans son entier, accompagne ce “tremblant” de la lecture, charpenté qu’il est en trois parties : Pertes sans fracas – La vie presque chantée – Avant la suite. L’auteur précise à plusieurs reprises son choix d’une écriture qui ne pèse pas « comme s’il n’y avait pas / de pierres sur les morts / ni même sur les branches / d’oiseaux posés » ainsi que sa foi dans le pouvoir de la lecture qui transcende les mots [« du sens des mots se libèrent / les oiseaux inconnus qui t’y attendaient »]. Autant dire que Jean-François Mathé nous emporte vers le grand art, les yeux baissés et, au secret, le cœur sans doute en perce. Dans la première partie, toute grandiloquence tue, Jean-François Mathé ne fait pas mystère de la dureté de vivre, de l’incommunicabilité régnante, du terrible égoïsme érigé en vertu, mais justement il invite à le fracturer d’un murmure. Il sait par exemple se moquer gentiment de ces poètes qui érigent leur petit tombeau de papier. Certains, à l’occasion, à bout de solitude, le brûlent parfois, pour se réchauffer. En même temps qu’il fixe l’amour partagé comme une ligne d’horizon sur laquelle se transporter, il se demande si le bonheur figure plus qu’un bon leurre. En fin de partie, il se rend sévère, « le regard clair de n’avoir rien vu […] ma voix ne savait qu’étrangler les mots ». Mais c’est affirmer aussi le doute, les fondations de l’absence, donc de l’écriture.
Dans la deuxième partie, c’est toute la buée d’une morale qui se délivre, à l’opposé de ce que prise désormais la société occidentale. Jean-François Mathé, qui privilégie l’adéquation à la nature – son imaginaire habite l’herbe et la rosée, les arbres et les oiseaux, la terre, pas les villes tentaculaires, la neige ni le vent –, écrit : « que rien de nous ne pèse au monde neuf » et même : « L’éternité est allée ailleurs / s’occuper d’autre chose ». S’il exprime en de très doux murmures l’extrême difficulté que, dans l’amour même, deux êtres trouvent à se conjoindre, en viennent à accorder leurs transparences, il garde espoir dans l’homme. Il rappelle combien « la quête de nos saveurs / n’en finissait pas » et, par delà l’amour souverain, combien les enfants nous grandissent. Bref, la maîtrise de son for intérieur fait que la vie vaut pleinement d’être vécue. La dernière partie anticipe on ne sait quelle suite, ultime ambiguïté là encore. Le regard du poète traverse de nouvelles ombres. Il n’en reste pas moins lucide, retourne le champ parcouru. Si Jean-François Mathé ne livre pas les clés de son merveilleux manège poétique (quel être lui a inspiré ceci ou cela, quelle circonstance), il laisse entrevoir que son écriture touche à l’os. La gravité l’exige : « Ils s’étaient regardés d’un regard / qui ne les voyait plus dans l’avenir. » C’est qu’il veut être compris, comme Supervielle, qu’il cite en clôture de son recueil. L’ultime poème reste tourné vers un inconnu familier : « J’attendrai comme une autre vie / la simple suite de la mienne. »
Quelque sujet qu’aborde le poète, l’enfance, l’amour, la mort, il nous « laisse incertain dans son incertitude ». Il met en balance, toujours à travers un voilage à peine perceptible ou une voile qui faseyerait à l’horizon, l’éblouissement et la cible qu’est chacun à tout instant de son existence. « Il a fermé sa porte à clé sur les départs puis la rouvre sur les absences. Le seuil, on y est seul. » Bien plus que les rodomontades qu’il ignore, la subtilité sert la profondeur de sa pensée. Qu’est-ce que vivre ? « Suicide lent, le temps qu’au bout de la corde vienne le nœud coulant. » Il ajoute dans un poème en prose qui avoisine la dizaine de lignes : « J’ai changé d’amours jamais de colère ». Le sable des sabliers se perd dans les trous de mémoire ; les femmes chantent « d’anciennes chansons plus jeunes que leur voix ». Le poète a cet art de cerner en peu de mots des sensations-réflexions qui justifieraient presque le blanc autour du poème. « Un adieu / Tu as repris tes doigts dès la fin de la poignée de main pour les replier sur la chaleur qui restait dans la paume. / Et cela te suffisait bien, un peu de chaleur d’où qu’elle vienne quand l’hiver vient et quand l’autre empoche sa main qui ne serrera plus jamais la tienne. » La discrétion est son cachet, disséminée jusque dans la ponctuation ; la délicatesse est sa marque de fabrique : « Il n’y a d’oiseau qu’en nous-même / et c’est celui de l’inquiétude qui bat des ailes / sans jamais trouver où se poser. » Le rêve la traverse, si j’ose. Ainsi, le poème de Jean-François Mathé peut-il rendre naturel qu’un vivant croise un mort à l’entrée d’un cimetière. Le mort « s’en va vers des regards qu’il saura traverser sans être vu », tandis que le visiteur reste « à l’étroit dans [s]a tombe verticale de vivant ». Que le chant ou le murmure de l’amour lui rappelle Jaufre Rudel, une telle délicatesse atteste l’empan de la mémoire, de même que chez notre auteur l’enfance reste vive. Qu’un enfant lève le doigt, que le maître l’ignore, et « dans la main comme dans une flamme sans sa bougie, se consume la réponse ». N’est-ce pas là le symbole de notre misère ? La grandeur de Jean-François Mathé réside dans ces mystères évidents. Il les éclaire lentement de l’intérieur. L’avant-dernier poème d’Ainsi va [Rougerie, 2022] ne le confirme-t-il pas ? « On ne saurait le dessiner : nul trait ne pouvant assez vite / cerner celui qui tout évite / et ne veut qu’être deviné. »
Par quel hasard Pierre Jourde le cite-t-il dans sa Littérature sans estomac, pour ridiculiser la poésie contemporaine, « forcément quelque chose de compassé, vague et un peu triste » ? Les lois que l’universitaire édicte sont d’absence [de vie] et d’obscurité, à la lecture. La dénonciation de l’inconsistance du vers libre, l’all-à-la-ligne, l’impropriété sémantique revendiquée, le galimatias moderne, un « Coca-Cola lyrique » un tel fourre-tout ne manque pas de jugeote. Disposant quelques plaques tectoniques, il oppose au caillouteux-métaphysique son pareil dans les friches de l’âme, le métaphysique-imagé-sérieux. Dans cette catégorie, il institue pour grand maître Bernard Noël, puis un petit maître, Jean-François Mathé. Mais le pamphlétaire, qui n’aurait lu que cinq poèmes, ne se trompe-t-il pas de cible ? En préface à L’Œil clair, en 1913, dans Jules Renard, Œuvres I, La Pléiade, un article de Paul Souday s’achève ainsi, p. 458 : « C’est un petit maître, mais c’est un maître. » Que prouve ce rapprochement ? Rien sans doute pour un incrédule, mais il réconforte, car si Souday a qualifié l’auteur de Poil de Carotte de petit maître, l’injure portée sur Mathé s’en trouve anéantie. L’ami, qui est tout sauf un faiseur, grandit sans cesse. Le regard qu’il pose sur le monde convainc, qui tient dans une main, celle de tout lecteur.
Que retenir de lui, mort le 29 novembre 2023, de ses livres ? « Ils seront des souvenirs d’amitié, de partage et ne pèseront pas lourd dans la postérité dont je me fiche comme d’une guigne : parce qu’au mieux elle sera une guigne voire un effacement total. Je ne me suis pas préoccupé d’un archivage ni d’une institution ou association qui le recueillerait. […] Peut-être quelques bribes resteront-elles visibles, sur internet, dans des collections de revues, dans quelques recueils eux-mêmes. Tout cela ne me tourmente pas. » [Courriel, 14 février 2017] Est-il rien de plus grand que la paix, gagnée de son vivant ? Le lire ne le ressuscitera pas, mais nous rappellera un frère. Nous avons tous besoin de son art qui, lui, reste vivant.
Pierre Perrin, 7 décembre 2023 [Étude parue dans la revue Arpa n° 143, février 2024]
Retour au accès au n° 34 de la revue Possibles, qui rend hommage au poète avec des contributions de Jean Pérol, Michel Pléau, Alain Raimbault, à paraître pour le premier anniversaire de la mort de Jean-François Mathé, le 29 novembre 2024.