Saint-Simon, Mémoires sur le règne de Louis XIV [I]

« Chercher noise de tout son cœur »
Saint-Simon
, Mémoires sur le règne de Louis XIV, I

« Tout est mode en France. » Saint-Simon, Mémoires [anthologie par Francis Kaplan, Flammarion]

Les propos de Michel Tournier dans Célébrations : « l’agressivité, la ténacité, voire un rien de hargne et de teigne, sans quoi on ne pisse que de l’eau de rose » parcourent les Mémoires de Saint-Simon [1675–1755]. Zola citait ce dernier, dans un article de 1878, comme « le plus grand exemple de l’expression personnelle dans notre littérature. Chez lui qui a écrit avec son sang et sa bile, [aucune] rhétorique ; la phrase n’est qu’une palpitation de la vie, la passion a séché l’encre, l’œuvre est un cri humain, le long monologue d’un homme qui vit tout haut ». On va le voir par le menu.

Sans doute l’auteur, qui se jetait dans Nana, avait dû lire plus que les pages consacrées à Mlle de L’Enclos : « Ninon, courtisane fameuse, fut un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit, et réparé de quelque vertu. Le bruit qu’elle fit, et plus encore le désordre qu’elle causa parmi la plus haute et la plus brillante jeunesse […]. Jamais Ninon n’avait qu’un amant à la fois, mais des adorateurs en foule. » À la différence du modèle qui par ordre finit au couvent, Nana ne connaît qu’une vie brève, mais pleine.

Hugo de même n’aurait-il pas puisé son évêque en veine de sauver Jean Valjean chez Saint-Simon ? Le futur cardinal de Coislin recevait à sa table une sorte de « seigneur fort pauvreteux », quand un matin « les gens de M. trouvèrent deux fortes pièces d’argenterie de sa chambre disparues […]. Au bout de quelques jours il l’envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu’il était le coupable. Alors M. lui dit qu’il fallait qu’il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu’il avait grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne pas lui avoir pas découvert son besoin. » Et d’effacer la dette, en tirant qui plus est vingt louis de sa poche, et de le rasseoir à sa table, et de le prier de tout oublier.

Les Mémoires ont commencé à paraître en 1829 et sont une rose des vents. Ils irriguent la littérature qui les suit, ils éclairent sa contemporaine. De même qu’on peut vérifier Corneille chez le Cardinal de Retz, les personnages de Molière, de La Bruyère et des Fables de La Fontaine traversent en pied les pages de Saint-Simon. Les va-et-vient de la Cour au classicisme sont ainsi sans nombre. Et l’œuvre résonne d’autant plus fort qu’elle porte au clair ce que les « gens de plume » ont dû composer. Le soliloque de Saint-Simon nourrit, à qui veut l’entendre, une ruche à visage découvert. L’auteur, qui n’a cessé de prendre des notes, connaît de première main tant d’amis et d’ennemis, tant de ménages et leurs manèges. S’il est parfois près de s’embourber sur le protocole, les préséances, tant de prérogatives, c’est qu’il les a dans le sang, qu’il porte là sa croix. C’est son chemin, pour restaurer une grandeur à la noblesse « accoutumée à n’être bonne à rien qu’à se faire tuer, à n’arriver à la guerre que par ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité ». Dis-moi ton obsession : « Un dépit amer de la prostitution de mon nom. » Jamais chiasme ne fut un tel cilice : MON NOM. Duc et pair, Saint-Simon n’est rien. À cause de Mazarin, l’exercice du pouvoir lui demeure interdit. Il ne brillera que le temps de la Régence, de 1715 à 1723, sobrement. Mais ce ver-là, qui le rongeait, a produit la soie des Mémoires.

Dans cette faillite de son corps entier, hors duquel il ne peut respirer, « où le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu’en mille façons différentes il dépend du plus vil roturier », chaque portrait s’avère vital, devient un levier. C’est autant de pierres de la muraille à escalader, qu’il tâte et retâte. En clé de voûte, trône sa majesté qu’il n’appelle guère que le roi (sans majuscule), sa toute-puissance, ses adultères, ses bâtards. Saint-Simon ne le tient jamais que de « rage mue », faute de pouvoir mordre « le roi si enfermé et si difficile à pénétrer, si rare à approcher, si redoutable à ses plus familiers, si plein de son despotisme, si aisé à irriter par ce coin-là et si difficile à en revenir, même en voyant la vérité d’une part et la tromperie de l’autre, et toutefois capable d’entendre raison quand il faisait tant que de vouloir bien écouter ». Est-ce là un propos injuste ? La nuance répond d’elle-même. À peine est-il sévère, tandis que le roi lui reprochait de ne songer « qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde ». — Continuer la lecture

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue françaisen° 557 — avril 2001

Jean-Michel Delacomptée La Grandeur, Saint-Simon Gallimard, 2011

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