Saint-Simon, Mémoires sur le règne de Louis XIV [II]

« Chercher noise de tout son cœur »
Saint-Simon
, Mémoires sur le règne de Louis XIV [suite II]

« Tout est mode en France. » Saint-Simon, Mémoires [anthologie par Francis Kaplan, Flammarion]

Hormis quelques amis presque indéfectibles, les autres balancent au gré des cabales dont est victime ou bien qu’ourdit le duc et pair. Mais que de portraits inégalés, même chez Balzac, si la société de ce dernier répond en traits et en vie à celle de Saint-Simon. C’est que le portrait sous la plume du duc est à chaque fois un morceau de roi. Cette anthologie en compte une trentaine.

Aucun n’est semblable. On ne connaît pas de « passe-partout du cœur et de l’esprit ».

Tantôt il commence par l’aspect. « Pour l’extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client, ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre. » Sous l’habit « presque d’ecclésiastique », la marche respire la plus parfaite servilité. Le tout fait dix lignes. Les deux, trois premières inclineraient à la sympathie, si au total le président de cour dont il s’agit n’inspirait la répugnance. Ainsi le détail opère tel un bélier, sans bruit.

Tantôt il mêle d’emblée le sens moral et le physique. « C’était une femme d’un grand sens, sage, solide, d’une conduite éclairée, égale, suivie, unie, qui n’eut rien de bourgeois que sa figure ; libérale, galante en ses présents, et en l’art d’imaginer et d’exécuter des fêtes ; noble, magnifique au dernier point, et avec cela, ménagère et d’un ordre admirable. » Voilà un éloge de la femme d’un de ses plus fidèles amis, ministre, parti pour durer ; et en effet, l’éloge est à la mesure de la piété, sans bornes. Difficile d’oublier pourtant la restriction « qui n’eut rien de bourgeois que sa figure » (presque soulignée par le « noble » qui sous sa plume est un si grand compliment). La vingtième ligne laisse éclater le bourgeois : « C’était une grosse femme, très-laide, et d’une laideur ignoble et grossière, qui ne laissait pas d’avoir de l’humeur qu’elle domptait autant qu’il lui était possible. » Et de redresser un dernier éloge, mais du couple cette fois.

L’art, c’est d’abord l’imprévisible. Si à certains Saint-Simon arrache des cris, c’est que ses pinceaux ont des griffes. C’est aussi un grand joueur. Conscient qu’on puisse hésiter, il précise à propos du Dauphin sur lequel il a tant misé : « Le prodige est qu’en très-peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme […]. Il faut donc prendre à la lettre toutes les louanges de ce Discours. » Ailleurs, l’ironie pleut à verse, et il ne s’épargne pas lui-même. C’est un bonheur de le suivre pour, à défaut de déjouer ses surprises, au moins tenter d’être aussi vif que lui. « C’était un grand homme sec, qui sentait son reître, et qui aurait fait peur au coin d’un bois, avec une jambe arquée d’un coup de canon, ou plutôt du vent du canon, qu’il amenait tout d’une pièce. » Même un escogriffe ne se fierait pas aux apparences. « Il m’avait pris en amitié. »

Au lecteur de pénétrer de la sorte, tête-bêche, parfois sur plusieurs pages, l’âme sous l’écorce des suppôts de la famille régnante. Les noirceurs sont si aveuglantes, l’encre séchée, que les empoisonnements compris emportent la vraisemblance. Le portrait chez Saint-Simon soutient, couronne ou décapite une existence. Il en est le cerveau, c’est pourquoi il reste vif. Celle-ci bruit, s’enfle de faits, d’expériences dont Saint-Simon précise toujours la source quand il les tient de seconde main. Le roi a dit : tel me l’a rapporté. « Les affaires les plus pressantes périssaient entre ses mains. » Ce n’est pas un bon mot. Pour faire rire, il lui suffit d’une malice, fût-elle un gros mal. Ainsi la jetée sur ordre de M. le Prince, chez son voisin qui lui refusait sa terre, de « trois ou quatre cents renards ou renardeaux, qu’il fit prendre et venir de tous les côtés, par-dessus les murailles de son parc. On peut se représenter quel désordre y fit cette compagnie et la surprise extrême de Rose et de ses gens d’une fourmilière inépuisable de renards venus là en une nuit. »

Non content de faire rire, parfois jusqu’aux larmes, il émeut, il tord le cœur. Les misères du duc d’Orléans, neveu du roi et beau-père du Dauphin, tous deux objets de toutes les espérances de Saint-Simon et tous deux diversement brisés, bouleversent plus d’une fois. On lui reproche sa partialité. Il témoigne de moins d’œillères que ses détracteurs. Il distingue clairement une opinion de ce qui vaut science, et il ne trompe personne sur ce point. C’est à se demander si on ne lui pardonnerait pas plutôt l’audace de ses évidences. —  Achever la lecture…

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue françaisen° 557 — avril 2001


Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante