Jean-Marie Rouart,
Une jeunesse à l’ombre de la lumière
Sous ce titre aussi fort qu’une fleur de magnolia, se dessine le roman non d’une vie tout entière mais d’une accession à l’âge adulte. Au-delà d’une initiation par une levée des mystères et d’une éducation à travers des fils modestement éclairés, c’est une littérature de haut vol, aux éclats tempérés, avec des coups de sonde discrets, que propose ce volume. La construction apparaît d’autant plus ferme qu’elle s’avère presque imperceptible. Elle participe de la forme d’une étoile. De quelque branche qu’on parte, la lumière rayonne.
« Ce qui fait toute la saveur du roman, écrit Jean-Marie Rouart, c’est le jeu sournois et imprévisible du destin. » Que l’auteur plonge à la rencontre d’une Napoléonide fatale à l’un de ses ancêtres, il en découvre bientôt deux, davantage. Les semblables ne manquent pas, à quelques rides près qui font un monde différent. Le présent l’a hanté, le passé le ronge encore, il explore les ruines ; il se construit dans le même élan un verbe à tout rompre. Et le vingtième siècle repasse sous sa plume comme un couteau.
L’intrigue manque d’autant moins de ricochets qu’elle fonctionne en cercles concentriques. On passe de l’un à l’autre avec la légèreté d’un mobile de Calder. L’ascension sociale recouvre une lutte contre le syndrome de l’échec. La lente domestication des chimères, par l’épreuve parfois suscitée de la réalité, entrouvre l’équilibre personnel. Quelle que soit l’approche retenue, l’auteur érige à petites touches plus que le portrait, l’univers entier (avec ses zones d’ombre) de son double romanesque. Il se joue des lieux et du temps, comme d’autres des arbres généalogiques et de l’histoire.
Cependant à l’intrigue rondement menée à la façon des vagues sur un fleuve s’ajoutent de nombreux bonheurs. D’abord, dans le temps même où il redouble l’excitation de la lecture, Jean-Marie Rouart distrait son lecteur. Non qu’il le fasse rire de ces traits d’esprit si nombreux dans son précédent ouvrage, Bernis le cardinal des plaisirs, mais il le ravit à tout ce qui n’est pas son art. Chaque chapitre par exemple porte un titre ; exit le numéro de rang. Outre la vivacité de l’action, les réflexions aiguisent l’intérêt. Le mari en personnage essentiel de l’adultère, l’amour et ses jeux de miroir, la croisade à la Montaldo contre la prostitution, l’écriture entre la traque et le troc pour l’amour de la vie se posent tels des cygnes au détour d’un paragraphe.
Plus profondément le goût du malheur, à partir duquel le cœur adolescent tourné vers le Panthéon croit dénicher le bonheur, fait le malheur du goût. Il ne suffit pas de se rendre à l’évidence – et Rouart de relever combien ont choisi Venise « pour cette mort qui jette sur les autres un ténébreux mépris » –, il faut opérer sa propre révolution intérieure. C’est à quoi s’attache le narrateur de toute son intelligence et de toute sa volonté, de sorte que l’ascension est son salut. Il peut rapporter sans crainte le mot terrible de Degas : « Il est arrivé, mais dans quel état. » Celui-ci ne le concerne pas. La naissance est un cri ; pour autant souffrir ne rachète rien. La révolution est au reste à ce point complète que l’adulte est réconcilié avec tout ce que l’enfant exécrait. La peinture, au berceau de la famille, est finalement prisée, les autres animadversions surmontées.
À ce mouvement vers la lumière où la passion trouve sa place avec ses hauteurs et les séparations, et où les rencontres sonnent juste, le regard aussi exactement porté sur soi que sur les autres, s’ajoutent de merveilleuses évocations de proches : Degas encore, « autoritaire, sectaire, fermé au fond à tout ce qui n’était pas son art », Valéry saisi sous le regard de l’amitié, et plus encore dessaisi lorsque Breton résilie la filiation pourtant demandée, jusqu’à dénier au maître le précédent hérité de Mallarmé. Sur ce point comme en tant d’autres, le paradoxe siffle. C’est le succès qui fragilise, écrit Rouart, c’est là que l’amitié se mesure. Qu’elle vienne à défaillir, « on est comme ce manchot qui soudain souffre dans le bras qu’il a perdu ».
Les plus beaux portraits en situation sont peut-être ceux de Michel Déon sur son île grecque, du dandy aux couleurs du soleil d’Ormesson, de l’adolescent éternel Aragon en peine de l’ami disparu, Drieu la Rochelle. Ce dernier en « bourgeois déclassé, souffrant de sa pauvreté, rêvant à des aristocraties impossibles, souffrant autant qu’il faisait souffrir », a peut-être légué non son encre mais sa plume à Jean-Marie Rouart, cet art de toucher la cible si prestement qu’il n’en reste que le trait. Beaumarchais en tout cas reste vif.
En filigrane enfin, en bouquet aussi, c’est une émouvante stèle à deux faces que dresse ce beau roman. L’une absout la faiblesse du père, aux aveuglements volontaires, qui « mettait tous ses espoirs dans le passé » et dont l’évocation, en taille douce, résonne longtemps dans la mémoire. L’autre scelle l’amour extrême de la mère, un amour porté à un tel point de fusion que la mort de celle-ci a délivré le fils de sa peur de la mort. Ce livre qui est aussi une reprise de parole par-delà le tombeau accomplit de la sorte une double symbiose. Le roman transfigure la réalité tout entière. La réussite est totale.
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 556 – janvier 2001