Pierre Perrin li : Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et à quelques autres, éditions Gallimard, ouvrage posthume (1995)

Marguerite Yourcenar
Lettres à ses amis et à quelques autres,
éditions Gallimard, 1995.

Des questions surgissent a priori : tout d’abord que vaut ce parallélépidède de poids, plus de sept cents pages non cousues, et de prix, au regard de la Correspondance du géant Flaubert ? Ensuite, pourquoi les quarante-huit premières années de la vie de Yourcenar, soit celles précédant le succès des Mémoires d’Hadrien, n’occupent-elles que quatre-vingts pages ? Et puis, à qui n’a-t-elle jamais écrit — en sachant que ces trois cents lettres ne représentent que le sommet de l’iceberg, deux mille étant d’ores et déjà répertoriées, qui suivront sans doute. Car par exemple Aragon (le menteur rouge, il est vrai), Bernanos dont elle a dû aimer, j’imagine, Nouvelle Histoire de Mouchette et Les Enfants humiliés, Camus autre amant de la Grèce (mais il lui a refusé un manuscrit en 1946), Char le « matinal », Cohen (son attaque si disgracieuse fut tardive), Gracq, Malraux, Mauriac, Perse ni Sartre n’apparaissent parmi les destinataires. C’est un peu comme si cette femme avait labouré presque seule. Elle ne témoigne ici son admiration qu’à Montherlant, parmi les grands, d’ailleurs avec des réserves roboratives. Il est vrai qu’elle a vécu au loin, qu’elle a surgi lentement. Son rayonnement, tardif mais inexorable, comment le survivant Gracq le regarde-t-il ? Une question encore : en note d’une lettre à Bardot, les auteurs — Michèle Sarde et Joseph Brami — jugent bon de préciser qui est cette autre gloire nationale ; la postérité oubliera-t-elle la comédienne ? La pellicule durera-t-elle moins que le papier, ou bien les auteurs ont-ils plus simplement pensé aux traductions à venir ?

Ces interrogations n’entament pas la richesse inépuisable de cette première somme ; les ouvertures qu’elle suscite, au contraire, le rêve aussitôt en marche, donnent à augurer du plaisir, du délice, voire de la passion que suscite le caractère de cette grande femme, avec le bonheur constant de ses formules et de sa formulation en général (le genre, par définition écrit dans l’urgence et peu relu, excuse quelques fautes de syntaxe ainsi qu’un « car en effet », une « autre alternative », et le recours à des néologismes étonnants, telle une « réexamination »). Au hasard, De Gaulle au pouvoir est taxé de « militaire chauvin ». La Loi de Vaillant est étrillée. À l’autre extrémité, la description de la maison habitée durant trente ans ravit comme la préférence affichée pour le froid des « Ardennes... près de la mer ». Mais cela n’est rien à côté de l’ampleur de la vision du monde qu’il semble impossible de ne pas partager avec l’auteur de L’Œuvre au noir.

Dans cette première coupe de lettres — la totalité de la forêt ne se découvrira qu’avec les années et par les plus jeunes seulement, puisque ses lettres les plus intimes, celle de l’amoureuse, dont je ne connaîtrai plus avant la brûlure ni le chant des épidermes, sont sous scellés pour cinquante ans — Marguerite Yourcenar se découvre, socialement, une femme habile, extérieurement d’une humilité de franciscaine, intérieurement d’une lucidité sur les autres et soi-même, d’une détermination sans faille. La pensée apparaît nette, en effet, constamment nourrie de réflexion. Rien n’échappait à cette femme, pas même le courage de dire non à des prestiges qui ne fussent pas fondés, tel ce refus d’écrire une préface à un livre d’art promis aux plus hautes considérations, parce qu’elle se refusait la moindre erreur et que les recherches conduites par les autres eussent dû être intégralement vérifiées par elle-même. —  Continuer la lecture

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 2, juin 1995


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