Adam et Ève de Jean Grosjean [Gallimard, 1997]

Jean Grosjean, Adam et Ève
éditions Gallimard, 1997

Ce vingt-quatrième livre du poète Jean Grosjean, le douzième en prose dans ce petit format à la couverture gaufrée, spécialement créé pour lui voilà presque trente ans, échappe aux classifications communes. Si c’est un conte, les héros et les péripéties relèvent essentiellement de l’art de vivre, qui « est de ne pas savoir » comme de privilégier « l’oisiveté qui est la vraie vie humaine et qui nous fait émerger des travaux et des jeux par une exaltation intérieure », tandis que « vivre n’aura été qu’aller et venir sous les vapeurs errantes du ciel ». Si c’était un poème, car il en a le souffle et la richesse et un rythme porte chaque page dont quelques-unes justement intègrent en italiques des vers, il ne rendrait sans doute pas si vivants ses personnages. À quoi bon classer la perfection ? L’essentiel est toujours à l’intérieur.

L’essentiel réside en ce livre, en effet. « L’invisible me grise », dit “l’Adam à l’Adame”, quand Jean Grosjean, une soixantaine de pages plus tôt, avait prévenu : « à quoi sert la vie à moins d’être la fête de l’invisible ». Mais cet invisible est, d’un bout à l’autre de ce bref ouvrage couleur de rivière au repos pareille à l’herbe d’avril, instillé en une féerie de toutes les sensations que restituent d’incessants bonheurs de langue. « Chaque jour passait ainsi sur le monde avec une insouciance méticuleuse […] » ; « Les jours passent sur toi comme l’eau sur la pierre, juste pour la polir » ; « les sentiers n’avaient d’autre longueur que sa fatigue. » Si Jean Grosjean transporte son lecteur vers un paradis, parmi les plus terrestres, c’est en brassant le temps immémorial et celui de l’extrême présence, en se demandant « comment incarcérer le temps » et plus encore le désincarcérer peut-être, avec ces mots : « avoir vécu est une drôle d’expérience ».

En lisant ce livre pénétré d’humour et d’une gravité limpide, on se dit qu’on tient entre les mains un de ces bréviaires laïques capables de ressourcer la prière à la vie. Jean Grosjean, en effet, n’a rien d’un missionnaire. Si Adam dit à Ève : « toi, pareille à Dieu, on a beau remarquer tes contradictions, on ne peut pas en faire le tour », noté par ailleurs que « Dieu ne s’enseigne pas » et « ce que Dieu admet se distingue mal de ce qu’il réfute », Adam libère sa pensée : « Ailleurs est peut-être le vrai pays. On aura à peine été ici, juste le temps de s’en apercevoir ». Cependant, à Ève qui lui dit encore, dans un merveilleux dialogue : « Si tu connais l’impérissable, ta connaissance ne peut périr », en venant à cette question (qui frémit de féminité) : « J’aurais à me méfier de ta résurrection ? », Adam répond, à la hauteur des prophètes : « Je ne revivrai pas, je vivrai. » La foi, qui éclate ici, apparaît souvent plus tempérée. C’est, aux deux tiers du livre, d’abord : « Il n’imaginait pas quelque dernière heure qu’on dépasserait pour voir au-delà » ; et, deux pages plus loin : « À l’immense nuit de l’éther répondrait une clarté qui ne crie pas. »

  Jean Grosjean est parvenu à une telle maîtrise de son art que ses phrases, dûment écrites pourtant, ne sentent ni l’écrivain, ni le prophète, mais l’homme au plus haut de lui-même, en un mot l’âme qui, les yeux grands ouverts, apprivoise et nous donne en partage la paix qui l’habite. Avec ces pages, qui rouvrent l’œuvre entière (elle aussi prodigue à co-naître, le bonheur s’incarne en plénitude, comme « les jours viennent par le chemin des nuits » et comme l’avenir toujours pénètre le passé.

Pierre Perrin, Poésie 1 / Vagabondages n° 13 — mars 1998


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