L'Incorrigible, poèmes de Jacques Réda [Gallimard, 1995]

Jacques Réda, L’Incorrigible, poèmes
éditions Gallimard, 1995

En cette fin du vingtième siècle, l’originalité de Jacques Réda en poésie est triple. D’abord, il privilégie une forme parfaite, en même temps que variée. Considérant que le vers libre est un vers vague et de peu de tenue, Réda confère une unité à chacun de ses poèmes, qu’il compose soit en décasyllabes, soit en alexandrins, soit encore en vers de quatorze syllabes. Tantôt le poème forme un bloc aussi compact que léger, tantôt il apparaît sous forme de strophes le plus souvent régulières, où le quatrain marque une préférence. La rime est partout, fréquemment suffisante, c’est-à-dire discrète; elle participe d’une sorte de jeu; par exemple, dans le “sonnet dublinois” intitulé Galway, la rime court du premier vers du premier quatrain sur le premier vers du second quatrain et ainsi de suite, et se renouvelle de la même façon sur les deux tercets. Pour tout ce qui concerne ces secrets de fabrique, il faut relire les merveilleux articles rassemblés dans Celle qui vient à pas légers paru chez Fata Morgana, en 1986

Au-delà de cette originalité formelle — qui s’avère moins un retour en arrière, par-delà l’épaule d’Aragon, la délicate horlogerie de Supervielle, le sombre éclat de Baudelaire, que le plaisir de sortir des sentiers battus et d’un besoin à peu près certain de tenue — se découvre une originalité de sujets dont, à première vue, on peut se demander où elle se cache. Car la légende qui nimbe ce poète l’a «garé sur les talus» qu’il fréquente, écrit-il par toute son œuvre, à pieds, en solex et en train. Que cherche-t-il là? La réponse est claire : « l’équilibre, mais au plus bas » et aussi « une enclave d’éternité ». Cependant, toute légende étant par trop réductrice, il faut ne pas perdre de vue, derrière le symbole, l’étendue de la réalité. Si, en effet, toute la deuxième partie de L’Incorrigible est titrée « Itinérantes » et que le poète donne constamment à sentir ce qu’il voit ou vient de regarder :

  « Ce matin-là j’ai cru que toutes les peintures
  De la pinacothèque avaient passé dans l’air »...,

la première partie du recueil est titrée « Familières » et déroule un « calendrier élégiaque », puis « les événements du jour » pour s’achever « dans l’entre-deux ». Le mot d’ordre de Réda — il n’en est pas de plus doux —, c’est : « Oui, regarde, respire, et marche», en sachant que «le temps existe et qu’il ne compte pas». L’homme n’est pas absent de ces poèmes ni ses démons, mais, s’il les traverse, encore une fois ce sera sans peser parce que les oiseaux, dit Réda, ne font

Cet art de la chute, des raccourcis, où il est passé maître incontesté, crée ce frémissement qui entraîne l’adhésion chez le lecteur.

  « Aucune différence entre un vivant qui passe
  Et son linge posthume aux gestes de bouffon. »

C’est aussi que l’originalité la plus saisissante de Réda réside dans le ton qui est le sien. Cette humilité — qu’annonce déjà le traitement de la forme et des sujets — culmine justement dans ce qu’il faut appeler la voix de Réda. Toute emphase évidemment bannie, son rejet allant de conserve avec l’esprit qui fait écrire au point de rupture entre deux quatrains, (avec en contre-rejet) : «  La douleur // Aussi passera », cette voix, toute de retenue et qui cependant sourit, s’accorde admirablement à parler « sans préjugés et sans défense ». Que fait et que veut nous dire le poète ?

  « Je vais d’un coin de rue à l’autre ; ma prison
  Adhère à l’infini constamment limitrophe. »

Grâce à ses « maisons légères d’écriture », le poète délivre le lecteur de lui-même, il le transporte. Le monde de Réda vaut plus qu’un détour — un détour par la vie. Mais les formules sont de si peu de poids. Le mieux peut-être est de reproduire cette :

TRAVERSÉE DE L’IRLANDE

Après tout j’aime assez ce ciel qui marmonne ou qui rage
Sur des arbres penchés avec entêtement vers l’est.
De temps en temps sa cargaison noire lâche le lest
D’une averse qui fait fumer le fond du paysage.
 
Le sol est noir aussi de tourbières que l’on partage
En gros tas bien compacts comme les strophes des sonnets.
Mais un autre poème éclate avec l’or des genêts
À travers la lande où le vent fait courir un pelage
 
Exactement de la couleur qu’on appelle chamois.
Pas de ferme, peu de hameaux, presque pas une église.
L’éloignement, sur l’horizon que rien ne civilise,
Renouvelle de haie en haie un mirage de bois.
 
Des deux côtés du train tout n’est qu’inertie et silence,
Sauf, au bord du talus, deux agneaux étonnés qui dansent.

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 3, “La nouvelle” — octobre 1995

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