Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ?
Une histoire naturelle du vers français, essai, Buchet/Chastel, 2019, 220 pages, 20 €

La quatrième de couverture ne ment pas. Ce soixante-dixième ouvrage du poète constitue bien « le sommet de sa réflexion poétique ». Fruit d’une culture, d’un auteur qui lit le latin et l’ancien français dans le texte, donc d’un cerveau en prise directe sur « la nappe phréatique de ses lectures », cette réflexion l’est aussi au sens propre : elle sait manœuvrer contre l’inévitable. De l’échauguette de son savoir, Réda joue de la bonhommie la plus subtile pour multiplier les chemins d’approche, les hypothèses, toutes sortes de considérations. C’est un joueur de flûte, qui entraînerait à sa suite le plus rétif des lecteurs. Pour prendre la mesure de son enchantement, voici à quoi ressemblerait sa langue française vers 2980 : « à une compote assez homogène de fruits en provenance des plus diverses régions de l’Afrique et du Proche-Orient, et d’une variété de français anglicisé mais qui aura peut-être joué, dans l’homogénéisation de cet ensemble disparate, le même rôle de négociateur que l’on l’a vu tenir, entre le temps de Clovis et de Charles le Chauve, entre les romanisants, les germanisants, quelques celtisants, peut-être une poignée de Huns rescapés des Champs Catalauniques et dont le regard mystérieux séduisit quelques lointaines aïeules de paisibles cultivateurs aujourd’hui enrichis par la culture du chardonnay en Champagne. » Comment ne pas sourire, jusque devant la date proposée ? Qui regarde au-delà de 2180 ?
Le titre, métaphorique, de l’essai joue de l’emploi fautif, quoique courant, et qui fut le sien autrefois, du terme de pied pour compter les syllabes d’un vers. Il le répète : « Il ne saurait y avoir de “pieds” dans la métrique syllabique française. » Le corps de l’essai, que résume le sous-titre, traite du vers, comment il s’est constitué, a évolué et s’est pour partie perdu de nos jours. Je parle de résumé, car Réda synthétique en deux centaines de pages – son sommet figure d’abord une somme – une histoire naturelle qui ne doit rien aux 36 volumes de celle de Buffon. Son essai répond en revanche pleinement à la remarque de l’académicien : « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. » [Discours de réception à l’Académie, 1753] Réda pose que « le langage a été l’un des premiers outils des hommes », en bien, en mal, et que, dans une communauté, l’exécution des travaux empruntait à des cadences. « Musique, danse et langage se trouvaient ainsi réunis par le vers. » Il insiste sur le fait que le vers rend compte d’un état de la langue et que cet état reflète celui de la société. Il montre comment, au Moyen-Âge, le décasyllabe, vers de combat, cède peu à peu la place à l’alexandrin, sommet d’ordre et de beauté, qui règne en plénitude avec le Roi Soleil. Il observe également combien « la langue procède anonymement à l’élaboration de ses structures et à leur perfectionnement par certains de ses prosateurs et de ses poètes ». L’adjectif « certains » épice le délice. Il précise ailleurs qu’une « langue est toujours l’œuvre d’une foule, non celle d’un seul qui, au mieux, y imprime un mouvement plus intense que la houle de l’ensemble absorbe, propage et réintègre dans le sien ».
Pour lui, le vers est infirme sans la rime, quoique Verlaine assimile cette dernière à un « bijou d’un sou ». Réda écrit de la rime plate que « la platitude est un mérite devant les dieux ». Il définit la poésie : « ce qui s’est donné pour tâche sans fin de dire ce qui ne dit rien ». Il précise en note qu’elle « donne expression à l’inexprimable ». Au vingtième siècle, la part la plus voyante s’est toutefois enfermée dans un « retour critique sur elle-même » et Réda de déplorer « l’impasse du formalisme individuel », tandis que le vers reste « l’élément de base d’un seul poème dont l’auteur est la langue française ». Si, à ses yeux, le vers « symbolise l’ordre, loin d’éliminer le chaos », par extension, son rejet aboutit à l’exclusion de la poésie. « Certains [encore] hâtent en “poésie” la déstructuration de la langue, actuellement en cours. » La seconde moitié du volume est consacrée à l’étude de ce qui a renversé pour partie l’alexandrin, le poème en prose d’une part, assez vite exécutée, et de l’autre l’étude du verset et du vers libre. En essayant de « provoquer la poésie à grand renfort d’images, coupes arbitraires, gigues des mots dans la phrase, et la page sans ponctuation, [celle-ci] perd son caractère rythmique de danse incantatoire forcenée ou de solennité sacerdotale, comme son pouvoir d’enchanter une conversation, les figures d’un menuet, d’un tango, d’une tournée, ou les virevoltes d’un “hip-hop” hérité des “stomps” et du “boogie-woogie” ».
Il rappelle que « l’outil de la poésie étant le langage, elle ne peut éviter de suggérer, de façon plus ou moins aventureuse, un sens toujours aventureux de l’énigme ». Il rappelle aussi que « la prose contient toujours la virtualité du vers, de même que le vers, surtout français, n’oublie jamais sa parenté avec la prose ». Observant combien « les arts se sont confondus avec leur ombre », il précise que « le rejet de toute forme collectivement imposée ne saurait interdire le retours à des formes qui l’ont été ». Mais sur ce point, il déplore le prix à payer : « Un silence incompréhensif ou réprobateur et pour le moins soupçonneux, parfois jusque dans le champ de la morale politique, où l’assurante de détenir la Vérité autorise insultes, proscriptions, voire exécutions allègrement prononcées. » Il maintient pourtant que le « vers libre » contribue à aggraver la sclérose de la langue. C’est une raison supplémentaire de ne plus enseigner la poésie et, cause et conséquence mêlées, de ne plus la lire. Quel professeur distillerait, après Réda, que « la syntaxe a pour rôle d’assurer une continuité dans un énoncé discontinu » ? Qui oserait transmettre son bon sens ? « La quête d’un ordre est une des tâches d’un poème. » Je ne dis rien ici des exégèses qu’il propose de quelques poèmes de Follain, de Dadelsen, et d’autres. Tout est merveille, en cet essai, à mon oreille de lecteur.
Pierre Perrin, 26 mars 2024 [Possibles n° 32, juin 2024]