La Course, poèmes de Jacques Réda [Gallimard, 1999]

Jacques Réda, La Course
éditions Gallimard, 1999

Jacques Réda a publié son premier grand recueil Amen, chez Gallimard, voilà un peu plus de trente ans. Il offrait alors une sorte de métaphysique incarnée. Chaque fois qu’on reprend la lecture de la plupart de ces premiers poèmes, le saisissement opère. La clarté s’épaissit. Depuis ce temps-là, il s’est éloigné dans sa propre vie. Il a marché, roulé, pris le train comme il a saisi au collet quelques dieux au sortir d’étranges caves. Il a cependant restreint le champ de son regard, en cherchant paradoxalement peut-être davantage autour de lui Celle qui vient à pas légers. Elle risquait trop d’ouvrir les vannes de la dévastation lyrique. Le ciel qu’il a su scruter comme personne l’a donc transporté sous des nuances inédites. Il ne cesse de les restituer ou plutôt de les réinventer et il donne encore à entendre « roucouler le tonnerre avec le rossignol ». Le « morose infini suburbain » a parfois comblé les limites qu’il fixait à sa modestie. Il a donné en tout cas les merveilleuses proses que sont Les Ruines de Paris, L’Herbe des talus. Cependant il est resté trop lucide pour ne pas se rendre aussi, par de toujours nouvelles voies, où réside peut-être le secret absolu. Depuis quelques années maintenant, en matière de vers, il a lentement privilégié le sonnet auquel il aime ajouter une queue. Quoi qu’il fasse, il est parvenu à une telle maîtrise de son instrument qu’on en oublie les prouesses dont il fait pourtant preuve à chaque page. Car il ne cesse pas d’être un poète, surtout lorsqu’à travers le mur qu’il ne cesse de monter, comme s’il voulait y fixer les ombres de ses déplacements, des brèches l’emportent malgré lui. Ce recueil fait ainsi place à nombre de poèmes que ronge le temps. Ce sont des pièces de la première importance. Elles disent la dépossession, dès l’exergue d’ailleurs qu’on rendra bien assez tôt à son auteur. Elles fixent la mort en prenant soin, plus subtiles que le critique en cela, de ne la nommer que par le truchement d’images neuves et fortes. Ainsi devient-elle le « fleuve / Qui n’a ni pente ni rivage », dans la série “D’un pont à l’autre”. Le temps de même « ne nous emporte pas. Au contraire il nous lâche ». Il y a là, dans la lumière crue de l’intelligence qui ne renâcle devant aucun paradoxe, un cri pourtant retenu, d’autant plus pathétique. « On vit coûte que coûte // Mais où, mais quand, comment, puisque tout ce que l’on ajoute / Est aussitôt soustrait ? » La gravité du sentiment exprimé de biais, ou par en dessous, voire par-derrière, non sans les grommellements d’usage auxquels il nous a habitués, est telle que l’analyse elle-même se paralyse. L’art de Réda, ses voiles livrés d’un coup à l’éphémère, demande en réalité une longue patience, un apprivoisement, un esprit de finesse. Il est presque à double fond, en tout cas dans le droit fil de la vie la plus intériorisée qui puisse être. La certitude, qui semble gagnée aux derniers vers de “Sextine du fleuve”, que sa lampe ne s’éteindra pas, demeure d’autant plus vive que nombreux déjà s’avèrent ceux qui la partagent. Réda est en effet de ceux-là qui comptent dans la grande affaire. Après Ronsard, entre autres, il voit à son tour l’évidence. Il aide chacun à se délivrer du temps.

Pierre Perrin, in Autre Sud n° 6 – septembre 1999.

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