Pierre Perrin  article sur Christian Bobin : Ressusciter, l'Enchantement simple et la Lumière du monde [Gallimard]

Christian Bobin Ressusciter,
L’Enchantement simple et la Lumière du monde [Gallimard], I

Ce ne sont pas les poètes qui donnent la plus grande lumière, mais ceux qui ont aperçu une lumière plus belle que la poésie. D’apparence tranquille, une telle assertion oppose le tranchant d’une hache. Nul n’agace plus que Bobin, parmi les poètes et bien au-delà de la fourmilière. Il dérange les œillères et les tièdes. Ses livres brûlent les lèvres, autant du citron vert. C’est qu’il est pur. L’amour est son ferment. C’est un mystique en communion avec la nature, et qui plus est résolument tourné vers la joie. Le port du cilice n’a pas cours chez lui et la paix reste tout son horizon. Quant la mode est, pour vivre, à lever la queue ou la patte, Bobin sourit. Sa seule conquête est de s’offrir, d’être poreux non pas au monde mais à ce qui le dépasse. Et comme ce qu’il écrit enveloppe d’une inépuisable réflexion la question sans réponse, que chacun élude par la frénésie, il étonne, il détonne. C’est un moraliste, et c’est pourquoi certains le dénigrent sans compter, d’autant plus qu’il tient nombre de ses confrères pour des « décorateurs en intérieur ». Il constate tel le Juste que ceux-ci « mettent leur sexe dans leurs livres, et c’est pourquoi il n’y a pas de livres, seulement leur sexe ». La Lumière du monde avive la controverse.

C’est, au-delà de son titre fort beau, un grand livre. À l’origine : des entretiens avec Lydie Dattas, qui par ailleurs préface avec force métaphores le volume publié dans la collection poésie. Et puis les questions ont sauté. Il reste sept parties pleines, passionnantes, roboratives. Ce livre-là complète et parfois éclaire le meilleur de Bobin, de La Part manquante à L’Homme qui marche. La grandeur de Bobin, quand même il lui arrive de sautiller devant l’obstacle, de succomber à une pirouette, de bavasser exceptionnellement, c’est d’écrire vrai, de rapporter ce qu’il a cru voir ; ces sombres éclats-là forment une œuvre. On ne les discerne jamais mieux que sous le soleil de l’irréparable. La Plus Que Vive sonde l’énigme : « J’ai tout perdu en te perdant et je rends grâce pour cette perte, je t’aime comme un fou » ; plus loin : « ta mort m’est un sevrage » ; plus loin encore : « la mort nous mène à des enfantillages, il y a quelque chose de puéril dans la mélancolie, on veut punir la vie parce qu’on estime qu’elle nous a puni » et par conséquent le seul hommage qu’on puisse rendre à un mort, c’est de vivre, quoique sans lui. Mais le grand, le sourd éclat qui prend tout le livre sous son aile, car on ne peut pas ne pas le relire, ce livre, c’est à la dernière page cet aveu qui passe la nudité : « C’est en tournant le dos à ta tombe que je te vois. »

Ressusciter tourne autour de la mort du père. C’est un livre de fragments, un de ces éphémérides sans date et presque détaché du monde, auxquels Bobin nous a habitués. Il y a deux ennuis, une impression de sur-place que toutefois cet aphorisme dément : « Nous nous faisons beaucoup de tort les uns aux autres et puis un jour nous mourons » ; l’autre accuse un certain relâchement dans l’écriture : « Je le vois encore comme une énigme dont je n’aurai pas assez de ma vie entière pour la déchiffrer. » Les journaux regorgent de solécismes, et de plus en plus de livres. Cependant jusqu’à la limite du désastre que recherchent les accrocs de la modernité, la négation de l’art prétend à la perfection ; l’inadmissible exige d’être tiré à quatre épingles, lapidaire. Ceux qui n’emboîtent pas le pas du néant devraient mettre leur point d’honneur à ne tromper personne, à commencer par la langue. Il n’y a guère que le cancer pour cultiver les taches. Continuer la lecture…

Pierre Perrin, article paru dans Poésie1/Vagabondages n° 28, Mars 2002

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