Constantin Cavafis, Poèmes, traduits du grec par Dominique Grandmont, Gallimard, 1999

Constantin Cavafis, Poèmes
traduit du grec par Dominique Grandmont, Gallimard, 1999.

Ce « poète alexandrin Constantin Cavafis (1863-1933) est considéré comme un des plus grands de la Grèce contemporaine », écrit Dominique Grandmont qui a traduit par ailleurs huit volumes de Yannis Ritsos. La présente « reprise de parole » propose un approfondissement de cette œuvre. L’approche fondée sur la minutie garantit l’exactitude et propose « un dévoilement qui laisserait l’énigme intacte ». Le vers en tout cas reprend ses droits, sa place. Il semble d’une liberté étroitement surveillée. Il consomme aussi peu d’images que possible. Il se veut net sans être desséché, au service d’une émotion, d’une expérience, d’une sagesse. Parfois le poème de Cavafis privilégie l’un de ces trois pôles ; le plus souvent il les assemble, irréfragable.

L’œuvre du poète grec d’Alexandrie compte ici 184 poèmes dont la majorité n’excède pas une page. Chacun porte un titre. Tombeaux, portraits de rois et batailles voisinent avec la plus grande intimité. Plus d’une page pourrait s’intituler “À la volupté”. Cependant tous les titres affichent la simplicité. Le dernier seul, unique prose de Cavafis, ménage l’exception d’une métaphore : L’Armée du plaisir. Cette rigueur dès le titre appelle toutes les autres. La rareté de la production tient à l’exigence de ne confier à la postérité – Cavafis croyait en elle, c’est une de ses rares certitudes – que des pages parfaites, travaillées durant des années. La gloire conquise de son vivant le fut sur le tard et due à des poèmes mis en circulation sur des feuilles volantes. Tel est du moins ce qu’en rapporte la légende. L’œuvre, au reste sans titre, cependant distribuée selon des cycles chronologiques, retient peu de poèmes écrits avant la quarantième année. La grandeur de celle-ci tient à cette économie-là que le plaisir est son ferment, la rigueur son tombeau. La question de Cavafis qui sous-tend son œuvre est de tous les siècles et de tous les continents : comment vivre ?

C’est bien entendu faire fi de la peau, de la chair et du souffle que de partager ces poèmes en deux éléments de réponse. Ce n’est cependant trahir en rien non seulement la lecture mais sans doute ce que le poète lui-même a voulu dire. Toutes les pages engrenées sur l’Histoire en effet visent à rapporter ce qu’on sait de l’Homme. À la générosité qui se confond en naïvetés répondent l’hypocrisie, les cruautés de toutes sortes, les pires exactions culturelles dont la guerre n’est que la partie visible de l’iceberg. Cavafis, d’une voix presque neutre, dépourvue de sursaut de révolte, sans juger jamais, rapporte les faits de telle sorte que le lecteur tranche. Le poème construit une fable, bien qu’une seule soit dotée d’une morale explicite, et encore reste-t-elle ambiguë. Ou bien il propose une parabole. À l’occasion, il établit qu’un mot, un seul, suffit à inverser le cours de l’Histoire. La différence avec ses prédécesseurs, c’est que son poème semble n’avoir pas de destinataire. Il n’a personne à éduquer. Prophète, il serait sans dieu ni peuple. « Surtout ne t’abuse pas ; […] / à d’autres d’aussi sottes espérances. » C’est ce qui confère à sa voix sa singularité. Celle-ci a étranglé l’ambition. Elle est sourde, parce qu’elle ne cherche aucune oreille. Aucune complaisance n’est tolérée. Cavafis, c’est l’ombre de Job, un coquelicot tout au plus. Cette poésie paraît définitivement revenue des plus insidieuses illusions. Elle ne prétend à rien, surtout pas à l’imposture de la Vérité.

On s’étonne que l’auteur des Mémoires d’Hadrien, dont la sagacité a fait le tour du monde, ait pu voir en lui un chrétien. Car celui-ci n’achève-t-il pas, entre autres, le poème “Dans les faubourgs d’Antioche” par ces vers :

Julien en a crevé de rage et fit courir le bruit –
que pouvait-il faire d’autre – que l’incendie avait été provoqué
par nous les Chrétiens. Laissez-le dire.
Cela n’a pas été prouvé ; laissez-le dire.
L’essentiel est qu’il en a crevé de rage. — Continuer la lecture…

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française, n° 552 – janvier 2000


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