Thierry Hentsch : Raconter et mourir [éd. Bréal, 2002]

Thierry Hentsch, Raconter et mourir
[Le sens de notre civilisation – I]

Le vide occupe au centre de notre être une place fertile qu’on ne peut ignorer ni combler. À la fertilité près, tout le démontre. L’art opère pour chacun, à sa mesure, une transposition à l’octave. La publicité sature ; elle ne nourrit pas. La métaphysique exige de traverser les frontières du visible et de l’invisible. L’abîme s’entrouvre à cette approche.

Sous-titré “l’Occident et ses grands récits”, ce volume compte 430 pleines pages. Aucune n’est de trop. L’ambition n’est rien moins que d’interroger le sens de notre civilisation. Trente-cinq siècles de matière essentiellement littéraire se trouvent ainsi mis en perspective. De l’Épopée de Gilgamesh au Discours de la méthode, le bon sens, qu’ici tout lecteur partage, soulève l’intelligence. « La mort est la grande affaire de l’homme. » Notre époque ne veut pas l’entendre. C’est pourtant la mort qui donne à la vie son sens. Et c’est un sens que veut imprimer notre civilisation au monde entier. Tel est le compas. Le socle de vérité, hors duquel il n’est pas d’existence viable, s’en trouve éclairé. L’homme n’est rien, c’est ce qu’affirme le nihilisme en lieu et place de l’art. Mais ce dernier, l’art du rien, rend-t-il compte de tout l’homme sans lendemain ? L’enfant est en quête de sens ; l’adulte plus encore, quand même ce dernier s’agite pour tout oublier. C’est le futur, le but, l’objectif, qui forme le sens, où qu’on se tourne. Quand l’espérance se nécrose, le suicide s’impose. « La vérité est qu’on ne veut pas de la vérité. » Ce livre propose une démarche. Il démêle l’entrelacs des préjugés, de l’ignorance et des partis pris.

Avec une puissance égale aux subtilités qui innervent chaque page, cet ouvrage invite à la relecture de ce que nous possédons de plus grand. L’essayiste est à l’aise en toute œuvre. Il n’écrase pas, il respire. L’épopée, les grands mythes, la Torah, les discours socratiques, la philosophie politique préparent les récits de vérité que relaient les Confessions de saint Augustin, le cor de Roncevaux et la matière de Bretagne, Dante, ses cercles, son triangle sacré. Avec les logomachies d’Alcofribas Nasier, les acrobaties de la vérité à la Triste Figure, Shakespeare en avant-coureur de la modernité, le doute enfin délivre de nouvelles certitudes. Quoi qu’on pense à part soi, tout prend sens sous cette encre de feu. Ce livre est un trésor de connaissances, de construction intellectuelle, toute d’exactitude et de probité. Par surcroît, le style est un bonheur. La moitié de nos philosophes sont illisibles. Ils croiraient déchoir à incarner leur pensée, comme si l’exemple de la caverne faisait fuir la lumière. Thierry Hentsch, à l’instar de ceux qu’il lit, se fait comprendre. Davantage, il témoigne d’un sens de l’écriture. Sa clarté, qui ne concède rien à la facilité, sait débusquer par exemple « l’aveuglement triomphal » derrière « la métaphore de l’indicible sans laquelle il n’est pas d’avenir ». — Continuer la lecture…


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