Thierry Hentsch : Raconter et mourir [éd. Bréal, 2002]

Thierry Hentsch, Raconter et mourir
[Le sens de notre civilisation – fin]

Ce que donne à bien percevoir cet essai, au moins égal en qualité à l’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont, c’est la succession des plis ontologiques qui composent les strates de notre civilisation. À suivre les récits fondateurs en effet, jusqu’à l’Énéide , « le héros est un peu dans la position du dormeur : il vit une aventure dont il ignore être le démiurge ». La Torah est à part ; l’Occident y accède difficilement. Le Nouveau Testament se veut une machine de vérité. Des témoins attestent le passage du Messie ; leur témoignage se veut irrévocable. La lecture de ce qui précède s’en retrouve en coupe réglée. Malgré cela, l’aventure du peuple Juif révèle l’existence d’une force qui « pousse à ne pas se contenter de survivre ». Thierry Hentsch établit ainsi cette concordance : « Chez les Grecs du temps d’Hésiode, l’immortalité est inaccessible, sauf aux héros – par la voix de ceux qui les racontent. Pour les Juifs, l’immortalité, c’est la Loi sans cesse bafouée, sans cesse à accomplir. Le héros, c’est le Livre, à jamais inachevé. » Quant à Platon – qui offre à la raison ce que les tragiques concèdent à la passion –, il fait de l’amour le feu sacré. Or, à son sommet, celui-ci s’apparente à un souffle. « Puissant trait d’union, il n’a d’effet que par ce qu’il lie. » On voit que la trinité précède l’incarnation. La vie, l’art, l’éternité (à laquelle une majorité croyait) bornent les limites de la condition humaine.

Le “miracle” de l’Évangile est de proposer une vue de l’infini qui occulte la cécité métaphysique de l’homme. C’est d’offrir, sous le couvert d’une réponse d’éternité, un abîme de questions. La seule issue est le salut ; et le salut exige le sacrifice de soi. Rien de plus naturel. Comment ? Le propre d’un récit, c’est d’être crédible. Celui de la vie et de la mort du fils de Marie ne déroge pas à cette règle. Thierry Hentsch dévoile comment les témoins rendent vrai l’invraisemblable. C’est par petites touches qu’on accède au tombeau vide. La résurrection devient ainsi un fait. Le doute au Jardin des oliviers engendre le cri de l’abandon. Cela fend l’âme du lecteur. De surcroît, le doute, son auteur l’a surmonté. Il en admet le bien-fondé chez Thomas, saisi à son tour. Le plus qu’humain a désespéré avant ses fidèles, il a ressuscité avant eux, dans les siècles des siècles. Le parallélisme acquiert la force d’une preuve. Ajoutez à cela l’explication de Paul aux Corinthiens : le paradoxe du grain semé, c’est l’illumination. La mort est la vraie naissance. Qu’on y croie ou qu’on n’y croie plus, ce récit a possédé notre civilisation. Il a subverti la Torah, en l’annexant ; il a fait sien l’anthropomorphisme grec. Fort de cette tenaille, il a imposé le monothéisme bien au-delà du bassin méditerranéen. Et ce goût de la vérité perdure en tout et en chacun, par intermittence. Ainsi, quand même la transcendance lui échappe, la science a soif de vérités. Elle a ses prêtres et ses dogmes. Est-il rien de plus sacré que la recherche désormais ? L’homme s’efface derrière ses réalisations.

Le doute encore est cependant de toute éternité. Il tenait Socrate aussi bien que Shakespeare. Calvino ou Borges vont-ils plus loin que Cervantès ? La croyance est à pourfendre, d’où qu’elle vienne. Mais à crédule, il y a toujours crédule et demi. Non seulement la hauteur de nos sommets varie, mais l’âge de l’univers a pu doubler, en trente ans ! La lecture de Descartes est sans appel. Le doute est la concession qu’on accorde à l’érection de nouvelles certitudes. La vertu peut choir, la justice se parjurer jusqu’à l’os, le pire advenir, il reste cette évidence : « Il ne peut y avoir de héros que de la vérité – une et indivisible. » On ne discute pas les droits de l’homme ! Le peuple qui ose se réaliser contre eux, en Occident, ne tient pas longtemps. L’individu n’en reste pas moins seul devant son doute.

À la question de ne pas perdre sa vie, tout récit d’envergure offre son sésame. Il n’en est pas un qui vaille. Aucun ne résiste à l’examen. La foi détourne des vérités parcellaires. Le plaisir, l’action, la passion se suffisent à eux-mêmes. Quant à l’introspection, à quoi conduit-elle ? Les limites imparties à l’individu ne souffrent aucune exception. Or l’homme a besoin, pour se réaliser, de nourrir une conviction diamétralement opposée. Au minimum, il se perpétue. À défaut d’amour, il transmet un héritage. Il s’en remet à des œuvres qu’il rend publiques, à des actions qui l’inscrivent dans l’histoire. La civilisation atteste le fourmillement individuel ; elle-même en fait autant. Que signifie l’ordre, intimé au monde entier, de souscrire à la démocratie ? Œuvre de l’Occident, ce modèle imposé ne résulte pas d’une philanthropie d’État. Il prétend à la survie d’une civilisation qui se sait mortelle. Thierry Hentsch, parmi cent propositions, le démontre sans encombre. C’est pourquoi Raconter et mourir est un grand livre. Une suite, tissée des romans-phares de nos trois derniers siècles, viendra parachever la démonstration. Mais celle-ci s’avère déjà si pleine qu’elle suscite la gratitude.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française n° 567 – octobre 2003


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