Béatrice Douvre,
Œuvre poétique,
[Édition Voix d’encre, 2000]
Critique de Fureur et Mystère avant même qu’il parût en 1947, Georges Mounin a répété que les poèmes vraiment réussis dans une œuvre étaient rares ; la douzaine lui semblait une honnête moyenne. L’étonnant est que Béatrice Douvre (1967-1994) ait réalisé celle-ci avant l’âge de vingt-sept ans. C’est pourquoi ce beau volume que préface Jaccottet s’apparente à une révélation. Inconnue, la jeune auteur livre, par-delà sa cruelle existence à la recherche d’une trouée de lumière, une inflexion de voix, son dépassement, sa perte. Elle tient tout entière dans ces 230 pages.
Trois poètes ponctuent son chemin de rencontres. Le premier, conforme au portrait brossé par Paul Veyne, a dû faire une bouchée du petit chaperon Douvre. Elle avait vingt ans. « Et sa voix sera brève […] Une épaule à peine / Évadée. » Le fier poème L’outrepassante, au titre sans ambiguïté, dans « la distance fascinée qui saigne », ne fait pas mystère de leurs fureurs. Bien que sans lendemain, celles-ci entachent peu le souvenir. La jeune poète a substitué aux oracles « l’éclair brisé de la parole ». Le second, c’est Bonnefoy. L’accueil est à la mesure de ces vers de Douve : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève. » Béatrice en effet rappelle le « Poids de celui qui parle / Et veut se perdre loin ». Elle ajoute : « Sa lumière file devant / On se souvient / D’une ombre digitale. » Jaccottet enfin devient l’ami qui éclaire « l’eau aggravée du souvenir ».
Les autres rencontres, presque plus aléatoires dans leur anonymat, témoignent de la recherche d’un équilibre. Cette dernière, aux petits matins qui chantent mal, est avivée par un certain goût de la mort. « Ô beauté de mourir seule beauté d’être morte. » Béatrice écrit sur cette ligne ses vers les plus poignants, et ceci tout au long des six ans de poésie que ce livre révèle. Quand on a « l’appétit fermé par le malheur », peut-on lutter contre les ténèbres ? Pourtant l’amour a exploré le champ du possible. Mais il s’est déchiré sur une appréhension de la frigidité pire qu’un suaire (sans accuser aucun amant) ; il a désespéré aussi « d’un regard d’amour d’homme » : « Je suis le feu, tu es la fin, toi qui m’écartes. » Et s’il s’est ressaisi pour une aimée riveraine, le chant ne s’en est pas moins brisé. « Tu es plus belle que mon attente / Plus terrible encore quand le temps cesse / Car tu as cessé de vivre dans le temps. »
Par-delà ces lignes de vie qu’on peut suivre parce qu’elles nourrissent la métaphore à l’œuvre, cette dernière règne en maîtresse. Elle ne vise à rien moins qu’à l’absolu. Sous le titre Amour du non-amour, la jeune poète en appelle à « une margelle pour les âmes ». Dans Feu qui ose, elle interroge : « Est-ce enfin le vrai cœur au-delà d’âme et corps ? » L’orientation est métaphysique ; l’aporie, sans sésame. Dans son (dernier) Journal de Belfort, Béatrice Douvre confie traîner « une pensée percée comme un pauvre vêtement peuplé d’oiseaux debout. » Malgré cela, constat sans doute plus que décision, elle note fermement : « Je meurs d’anges fous et de neiges écarlates. Je quitte la poésie pour un sol absolu. »
Cependant plus encore que la brisure de l’existence, la naissance de la voix puis l’intégration de ses confluences avant sa désagrégation exercent une fascination. En effet, la trajectoire de cette œuvre secrète qui ne peut le rester plus longtemps, élaborée dès la vingtième année, fut de « Gravir / En l’acte de nommer / D’étreindre et de mourir ». À 24 ans, le premier point est gagné, le temps franchi, elle écrit : « J’ai dans les mains l’eau des musiques majeures. » Alors, de même qu’on prête à Malraux la remarque selon laquelle on crée d’abord pour s’exprimer, ensuite seulement on s’exprime pour créer, Béatrice Douvre consigne comment elle aussi a vu tourner le manque entre ses mains : « Marcher maintenait une lampe […] / Marcher maintenant m’éclairait. » On ne peut mieux faire se conjoindre la vie, l’écriture et la mort.
Enfin, toujours visée par celle qui avait « la passion de l’éternel », la perfection est souvent atteinte. Voilà donc une œuvre où chacun sans doute opérera des choix ; elle n’en mérite que davantage la lumière. Car les meilleurs de ses traits se gravent dans l’âme comme sur un cuivre. Maintenant que pour Béatrice Douvre la terre s’est mariée avec le ciel, il est plus que temps de se donner à la rencontre :
Vous êtes l’ange avide, debout, dans les
départs,
Jetant le sel à l’étranger. Moi la
douceur, je danse,
Je danse d’abandon dans vos fracas d’eau
pure.
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 557, avril 2001