Alain Duault, Où vont nos nuits perdues [édition Gallimard, 2002]

Alain Duault, Où vont nos nuits perdues ?
Gallimard, 2002

Guy Goffette en rendant compte du Jardin des adieux à cette même place, en octobre 2000, parlait d’une “logorrhée vibrante et symphonique”. Il relevait déjà l’aria d’orage, qui revient dans ce troisième recueil. Celui-ci témoigne d’une maîtrise qui a grandi. En fait d’orage, c’est la langue qui tonne à propos ; la grêle est nourricière. Le poème lève à l’envi, telle une pâte. La longue élégie s’est amplifiée, dramatisée. Alain Duault, qui connaît toute la poésie française ou peu s’en faut, la subvertit (« je briserai mon rire dans un éclat de verre »), et la renouvelle. Son enjeu est sans frontières ; il déplace les bornes du temps. Non seulement ce poète « crée le monde à sa démesure » comme il convient, mais il codifie à travers « ce chant qui seul peut dire que nous ne mourrons pas » sa faiblesse. Sans cette dernière, l’humanité reconnaîtrait-elle un fond à l’horreur ?

La poésie accaparant peu l’attention, je précise d’emblée que ce volume crée une embellie sur un ciel sombre. Contempteur autorisé de la modernité, Henri Meschonnic dressait, par-delà son dernier titre ironique, Célébration de la poésie [Verdier, 2001], le constat d’une carence de poètes. À le suivre, nos gloires instituées sonnent le creux. Chacun se berce d’une « auto-satisfaction proportionnelle à son insignifiance ». L’actuelle désertification de ce qu’il répugne à appeler un genre littéraire, sous sa plume acérée, tourne tel un manège. À un demi siècle de distance, son propos rejoint les analyses de l’auteur d’Avez-vous lu Char [1947], sans citer Georges Mounin. On ne devrait pas négliger les morts, particulièrement celui-là.

Comment l’ostentation, entre la tombe et la pure merveille, prospère-t-elle ? Par nature, le poète ne triche pas ; Alain Duault sait que « nous ne sommes ni plus ni moins que cette pourriture ». Avec lui, nous voilà bien au fond du pot, comme disait Montaigne. C’est pourquoi chacun découvrira chez Duault ce que l’actuel maître du rythme et de la poétique désespère de rencontrer : une émotion à l’origine du poème, un plaisir esthétique à la hauteur de trouvailles sans nombre et un amour de la langue tel que la langue fait l’amour à chaque vers, une âme enfin dont les lèvres murmurent parfois l’éternité.

Le recueil est construit. La symétrie répartit quatre ensembles de “nuits noires”, quatre autres de “nuits blanches” à l’entour d’un long poème intitulé “l’accidente”. Central, celui-ci est constitué de douze douzains. La rigueur accentue la terreur qui lentement s’insinue. La voix saigne à la fin parmi l’odeur des herbes sauvages souillées d’huile chaude. Ce pivot dépassé, le vers de Duault est nourri à l’égal de chacun de ses autres poèmes. Chaque sillon court sa quinzaine de syllabes au moins et la plupart des poèmes excèdent les vingt vers. Malgré cette attention portée au métier, sans laquelle il n’est pas de poésie, cette dernière fuse partout en boitant. Il y a une manière Duault, qu’il semble avoir reprise du Fou d’Elsa peut-être. Par-delà l’absence de ponctuation, c’est à une oralisation de sa pensée que le poète nous convie. Le lire, c’est suivre l’affleurement, les cheminements de l’âme. Cette hésitation d’une parfaite maîtrise conduit au cœur du poème, à la tessiture même de la voix. L’effet est d’une immense séduction. « C’est votre mort à marée basse qui attend son heure écoutez »…

« C’est si difficile / D’aimer » écrit aussi, simplement, Alain Duault. Il y avait longtemps qu’on n’avait trouvé un poète digne de ce nom sur ce sujet. L’art de l’attente et celui de se conjoindre en joie, « la lente houle de ton ventre […] et cet aveu qui roule comme un rocher », éclate dans ces pages admirables. L’admirable c’est encore que, comme dans nos vies même amoureuses, le monde martèle ses questions : « Être oui mais être quoi et pour qui ». Toutes les postures de l’amour n’effaceront jamais une seule imposture des salauds. Que peuvent « les genoux de soie à force d’être nus » contre un corps écroulé dans des barbelés ? Les mots de Duault ne participent pas de la confusion mentale qui régente notre nouveau siècle. L’imposture n’est pas son fait ; il la combat. La torture de l’amour, vif et mort, ne passe rien à l’amour de la torture qui reprend du poil de la bête. Je me réjouis de saluer un poète nécessaire et déjà grand.

Pierre Perrin, [La Nouvelle Revue française n° 563 – octobre 2002]

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