Anthologie des poètes baroques en France, Jean Serroy, Imprimerie nationale [NRF, 2000]

Poètes français de l’âge baroque
anthologie (1571–1677), par Jean Serroy, Imprimerie nationale.
[Première partie]

Par un baptême conforme à l’esprit de ce qu’il proposait, le suisse Jean Rousset imposait la notion de baroque avec un ouvrage appelé à faire date, La Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le Paon (Corti, 1953). Partant de son coup de foudre durable pour l’architecture baroque, il appliquait cette notion aux lettres. « Toute une époque qui va approximativement de 1580 à 1670, de Montaigne au Bernin, se reconnaît à une série de thèmes qui lui sont propres : le changement, l’inconstance, le trompe-l’œil et la parure, le spectacle funèbre, la vie fugitive et le monde en instabilité… » Le transfert des beaux-arts aux arts de la littérature avait déjà réussi, entre les deux guerres, en Allemagne et en Italie. La France attendait la greffe critique. L’enjeu de la nouvelle perspective était « d’assouplir le schéma historique traditionnel » afin de mieux percevoir la complexité de l’époque. En redécouvrant surtout les œuvres des poètes situés entre Ronsard et La Fontaine, c’était encore restituer un chaînon manquant de l’histoire des idées. Avec la notion de baroque littéraire, Jean Rousset recréait en effet “un témoin” de l’Humanisme au Classicisme.

Par le titre de l’anthologie déjà, qui contre l’appellation de « poètes baroques » reprend la nuance, qui était celle de l’essai, de « l’âge baroque », puis dans sa présentation, Jean Serroy donne acte de l’existence de la notion en ce qu’on « ne peut pas ne pas la rencontrer ». Il l’étendrait pour sa part tel un trait d’union entre les deux secousses idéologiques que sont la Renaissance et la Révolution. À suivre les développements de la musique, il a raison. La poésie le ramène toutefois dans les limites fixées par la tendre férule de Jean Rousset.

La Pléiade, au milieu du seizième siècle, avait révolutionné la poésie dont elle avait avant tout rétabli le caractère sacré. À peine les continuateurs de Virgile avaient-ils vu passer le Moyen Âge et Villon. Du Bellay et Ronsard avaient prôné, contre le latin des clercs, l’usage intensif de la langue française. Ils avaient aussi encouragé, en donnant l’exemple, l’enrichissement systématique de celle-ci et donc de la pensée. Les mots abondent et avec eux les tours d’esprit. Pour autant, le travail du vers s’approfondit. Le sonnet émerveille. Le poète inspiré ouvre grand les yeux. Cependant la fougue de l’inventivité peut conduire à des impasses. Le succès de la métaphore, dont la fabrique à la fin du siècle semble sortir d’un moule, aide à le comprendre. Avec elle, le poète suscite un étonnement chez son lecteur. Il lui fournit l’indice éloigné d’une réalité. Le poète veut-il suggérer un oiseau, il isole deux de ses attributs. Qu’il retienne le chant et le vol, voilà le « violon ailé ». Au XXe siècle, Reverdy puis les Surréalistes revisiteront ce procédé.

Cependant Malherbe l’avait bientôt condamné et avec lui, en bon censeur relayé par Boileau, écrasé des rivaux qui ont fait les frais de la postérité. Dans les histoires de la littérature, jusqu’au milieu du vingtième siècle en effet, le vide entre eux a prévalu. Si demeure « le bon gros Saint-Amant », c’est pour le pittoresque de quelques vers. La place faite à la Préciosité, courant stigmatisé par Molière, est infime. La critique a ainsi ignoré près d’un siècle de poésie. Agrippa d’Aubigné suscite par exemple ce jugement en 1965 : « Les beautés étouffent et se dégradent sous un amas de descriptions ennuyeuses, d’obscurités épaisses, de répétitions prosaïques. » (Henri Clouard, Petite Histoire de la littérature française des origines à nos jours). Le filtre du baroque a donc permis une réévaluation de cette époque en France.

Comment l’homme aussi bien était-il passé de Rabelais à Pascal ? La terre avait tremblé, des geôles de l’Enfer jusqu’à Rome. À Luther avaient succédé Copernic, Kepler, Bruno, Galilée. La probité s’arrondissait. La vérité n’était plus une. À l’austérité de la Réforme, la Contre-Réforme répondait par de nouveaux appâts. Il fallait que l’homme, en même temps qu’il apprivoisait l’image de la mort, se métamorphose. Il fallait pour se réaliser épuiser le désir. Le désir est baroque dans sa forme, sa tension. Toute charge enveloppe. L’accomplissement tient en un trait. C’est celui de l’ordre établi. Ce sera le privilège de Louis XIV. La mesure classique est le résultat d’une prééminence qu’on a choisie. Le baroque la précède. C’est pourquoi l’impertinence est baroque quand le classique, maître de lui comme de l’univers, peut se contenter d’être pertinent.

Jean Serroy ressuscite à grands traits le ferment de l’époque. L’Église a dû prôner « un art utilisant toutes les ressources de la séduction, se faisant spectacle, enchantement, émerveillement. Le movere devient le but suprême » par toute l’Europe, d’autant plus que c’est le temps « des guerres religieuses et des guerres civiles, des querelles et des débats, des révoltes et des révolutions en marche ». À la question de savoir s’il existe bien un baroque français, la réponse passe par la charnière que représente alors la France sur la carte de la chrétienté européenne. Pour le reste, si le pouvoir d’État favorise au XVIIe siècle un art de la mesure, le charme italien ne cesse pas d’opérer. Lully en est la preuve. Le monde n’en perd pas moins ses repères. La réalité, c’est Protée. « Le mouvement devient la seule certitude assurée, le seul point fixe. » La mort en apporte une autre preuve, qui décuple la frénésie de vivre et de créer avec, en corollaire, la poursuite de l’excès et de toutes les démesures. La vérité, toujours changeante, de ce fait multiple, accrédite toutes les apories. L’âge est donc rétrospectivement baroque. Ce critère de résurrection – Jean Serroy parle de « travaux d’exhumation » – vaut mieux que rien. « La réévaluation de Sponde, de Chassignet, d’Aubigné, de La Ceppède, de Théophile », parmi les 54 poètes que présente l’anthologie, prouve l’efficacité pratique de la notion. Si la poésie se nourrit encore de la lointaine leçon de Pétrarque, les jeux du sentiment se doublent d’une exacerbation de la spiritualité. Voilà pour l’angle d’approche. L’essentiel reste les poèmes. — Continuer la lecture…


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