Claude Leroy, Le Mythe de la passante chez Baudelaire et autres

Claude Leroy, Le Mythe de la passante
Presses Universitaires de France, 1999

Si l’amour de la rencontre favorise la rencontre de l’amour, « les coups de foudre engendrent les muses » ; un professeur peut accoucher d’une fée, un essai susciter un mythe. Quand même un doute subsisterait au cœur d’un misanthrope, la lecture de ces deux cent soixante pages regorge de bonheurs. Parmi les meilleurs, une archéologie du palimpseste de la Passante conduit le lecteur du sonnet de Baudelaire au Pérou de Braudeau (paru en 1998). C’est l’occasion de revisiter, avec un toucher neuf, particulièrement Les Diaboliques de Barbey, le Breton de Nadja et de L’Amour fou, Mandiargues. C’est sacrer des contemporains, dont Dominique Noguez en son Amour noir. Plus de trente œuvres s’avèrent ainsi secrètement se répondre. La plume taille au vif le sujet. Les aperçus fusent en bouquet qui composent un paysage critique souvent luxuriant. Le Dictionnaire des mythes littéraires, que Pierre Brunel a fait paraître aux éditions du Rocher en 1988, s’enrichira peut-être bientôt de cet apport. Le cas est exceptionnel : un sonnet engendre un mythe, dans le Paris amoureux.

À l’origine, le mythe est un récit d’événements initiaux, tels qu’en rapporte la Genèse. Sa fonction est d’expliquer une création du monde, de l’homme, voire d’un comportement de ce dernier (Œdipe, Antigone). Toutefois le récit, pour rester vivace, doit être repris, réinvesti par de nouveaux individus. Les dieux se meurent ; demeurent les hommes. C’est par la littérature que le mythe se perpétue sans doute le mieux. Et comme le sacré a perdu de son aura devant la science, et l’homme gagné peut-être en audace, des mythes plus récents ont vu le jour (de Tristan à la Loreley). La règle du récit sans cesse réapproprié reste la clé de leur existence, qu’ils soient ethno-religieux ou profanes. Le pari de Claude Leroy est de porter à la lumière celui-ci :

À UNE PASSANTE

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
 
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard !
jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Ce poème, écrit le critique, est celui d’une femme changée en sonnet. À l’analyse de ce dernier, Claude Leroy consacre une trentaine de pages qui feraient étinceler l’œil d’un cyclone. Dans ce récit d’un apparent soliloque, un regard scelle un partage hors de la vie. « Seul un mort peut […] renaître. » La passante porte le deuil de l’amour. La confrontation avec une première version du poème parue dans L’Artiste en octobre 1860 révèle une correction de taille au vers dix : « le regard m’a fait souvenir et renaître ». Le verbe et la conjonction biffés [souvenir et devenus soudainement] témoignent d’un processus de remémoration. Si dans la Pléiade Claude Pichois rapproche en note deux phrases d’une lettre à Marie, Claude Leroy démontre subtilement que la passante est une mère de substitution. Dès lors « ce que l’extravagant boit dans l’œil de la passante, c’est le lait des origines », et c’est pourquoi ce sonnet s’apparente aussi à un inceste. « À une passante ne conserve pas la ruine d’un paradis perdu : c’est une rencontre à compléter et donc toujours à venir. » Le drame éclate avec « jamais peut-être ! » auquel il faut faire rendre tout son suc. Baudelaire avait de l’Éternité une vue que borne sans doute le poème Une charogne. L’âme aussi se disperse en cendres. — Lire la suite et fin

Pierre Perrin, [intégralité de l’article dans] la Nouvelle Revue Française, n° 555 d’octobre 2000


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