Claude Leroy, Le Mythe de la passante [chez Baudelaire et autres]

Claude Leroy, Le Mythe de la passante
Presses Universitaires de France, 1999 [suite et fin]

Le sonnet est donc le récit d’une rencontre, celui d’un coup de foudre à éclair unique, à peine un orage sec. Il dévoile un comportement. Il s’avère doublement palimpseste, dans ses sources et dans ses suites. Baudelaire s’est peut-être souvenu d’Une allée au Luxembourg : « Elle a passé, la jeune fille / Vive et preste comme un oiseau » ; mais la rencontre chez Nerval n’a pas lieu. Il s’est peut-être souvenu d’une nouvelle de Pétrus Borel, Dina, la belle juive. Celle-ci ignore « la disparition qui transfigure la rencontre dans le sonnet ». Baudelaire enfin s’est peut-être nourri d’un poème d’Hégésippe Moreau : « un enfant gâté qui ne méritait pas de l’être », a-t-il écrit. Toutefois dans le poème du confrère et néanmoins ami, où le terme extravagant répond à la passante, il manque le deuil et jusqu’à l’œil qu’Éros attise à le révulser. Quant aux suites du sonnet, elles s’avèrent innombrables, qui accréditent le mythe. Par défaut, quel misanthrope ne souscrirait à cette affirmation : « Les retours de la passante ont enrichi la rencontre amoureuse d’un fantastique nouveau qu’on pourrait, dans d’autres contextes, qualifier de nervalien ou de borgèsien parce qu’il lève les frontières qui séparent ordinairement le rêve et l’écriture, mais qui appartient ici en propre à Baudelaire. »

À cette étape de l’étude, une fugue s’enhardit des variations de ceux qui, nombreux à la suite de Baudelaire, donnent corps au mythe. Parmi les poètes les moins attendus, l’intranquille Pessoa prend son « bain de passantes ». Cependant le sonnet se fait conte, nouvelle et roman. Parmi les prosateurs, si Maupassant « sujet au mal de la passante » n’étonne personne, il n’en va peut-être pas de même pour celui qui jaillit d’entre ses murs de liège, Proust. Sur cette lancée, c’est à une érection de ses propres neurones qu’assiste le lecteur. À la convocation des œuvres par Claude Leroy, se surimpose en effet une liste complémentaire. Le mythe de la passante devient un théâtre à ciel ouvert. Pourquoi pas, sinon Gracq, la Vouivre, le Graal, Lolita, La Chute, voire, par une inversion des sexes, Métro-ciel de Claire Fourier (Actes-Sud, 1996) ? Et pourquoi ne pas renchérir avec le cinéma ? Il n’y manque pas d’hommes qui vont à dame, où souffler n’est pas jouir. C’est assez dire l’excellence de l’essai de Claude Leroy. Il fascine sans coup férir.

Parmi les analyses les plus fouillées, celle consacrée à Barbey d’Aurevilly atteint un sommet. L’admiration qu’on pouvait porter à l’auteur – qui avait plus que soutenu, défendu Baudelaire – s’en trouve presque décuplée. Claude Leroy termine ainsi à son propos : « La Vengeance d’une femme apporte une contribution, osée en effet, de l’inceste à l’écriture et de l’écriture à l’inceste, en établissant entre deux écrivains une relation qui mérite enfin, pleinement, d’être qualifiée de palimpsestueuse. » Il précise en note que ce dernier mot-valise est de Philippe Lejeune. Une telle honnêteté ajoute au plaisir constant de l’intelligence qu’offre ce livre au long cours.

Je laisse à découvrir, au gré de la navigation du lecteur, les croisements avec Aurélien d’Aragon, Breton à la recherche d’une « femme-mosaïque », Mandiargues, de son Lys de mer à « son amour à mort », tant d’autres enfin qui composent ce « petit traité de la passante ». Toutes ces œuvres convoquées, ces oasis rassemblées donnent à aimer une figure d’amante-mère tantôt lumière et tantôt poussière. L’essentiel est qu’à travers ce mythe en train d’éclore, chacun soudain vive à la hauteur de l’exception, comme si l’amour frappait à sa porte. L’émotion suscitée, le drame élucidé – qui entrera peut-être dans le Dictionnaire –, n’est-ce pas un des sens de la littérature ? La poésie élève encore l’ultime page où quelques vers de L’Homme rapaillé de Miron le québécois achèvent – ou plutôt suspendent – l’étude de ce mythe qui rend l’homme à la beauté.

Pierre Perrin, [intégralité de l’article dans] la Nouvelle Revue Française, n° 555 d’octobre 2000


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