Pierre Perrin  article sur Michel Braudeau La Non-Personne [éd. Gallimard]

Michel Braudeau La Non-personne
[col. l’un et l’autre] Gallimard, 2001

Sous-titré “une enquête” qui court une centaine de pages, c’est un nouveau récit que Michel Braudeau publie après Pérou. Mais tandis que ce dernier participait du roman d’éducation, La Non-Personne aborde à une traversée des apparences, à une Atlantide intérieure. Habile à tenir en haleine son lecteur, Braudeau donne à savourer les péripéties qui ne manquent pas d’émailler son enquête. Ses personnages, pour partager ses tribulations, révèlent leur vie propre. L’un, qui a tout de Pizarre et donc de la colonisation du Nouveau Monde au XVIe siècle, ressuscite presque sous sa plume. Ainsi les voyages entrelacent le temps et l’espace, deux continents et quatre siècles. L’ensemble idéalement réaliste atteint à une profondeur telle qu’on accède par degrés à la vérité presque définitive du narrateur.

L’enquête subvertit les règles du genre. Elle offre son fil d’or au récit, elle ménage des coups de théâtre indispensables. Elle se montre par éclairs à l’envers et à l’endroit. Braudeau installe d’abord le calme qui précède le bing bang de la conscience. Il offre une châsse au doute. Il rappelle aussitôt que « nous sommes vite leurrés, le rêve triche avec nous ». Ainsi s’ouvre l’enquête comme une tenaille. D’inévitables contractions s’ensuivent. On brûle, on boude. On joue beaucoup. Le prix de ces pages culmine à l’expression de la double vue, aux confidences mi-rieuses, mi-graves où Braudeau est passé maître.

Il va d’ailleurs plus loin sans peine. Avec La Non-Personne en effet, c’est à la mise en évidence des poupées gigognes de l’absence qu’il s’emploie. Le résultat c’est, au-delà de ce récit passionnant, une réflexion à double détente. Un secret peut-être personnel, tel que le livrerait cette sentence : « Ce qu’un fils ne pardonne pas à sa mère le tue. » Et aussi tendu à flanc d’abîme, à la discrétion du lecteur, le retournement tel que l’enquête elle-même invite à le faire pour son propre compte. Si nous partions chacun à la recherche de ce qui, pour être imprimé en creux dans notre être, nous manque, jusqu’où remonterions-nous ? Est-ce que l’au-delà de la naissance n’est peut-être pas la mort ?

L’important, c’est en tout cas de mener l’enquête. Or – et cette dimension est glissée au cœur du récit – c’est un des sens de la quête d’Ulysse dont le nom fut aussi Personne. C’est ainsi que ce bref ouvrage offre plus qu’une parabole. Il renouvelle, en l’incarnant à notre époque et en stigmatisant l’irrationnel, le mythe de la conscience humaine. Le tour de force est ainsi de faire entendre au sens propre un sésame adulte et donc raisonnable. La Non-Personne existe, pour longtemps. La signature de Braudeau fait plus que l’attester. Elle ouvre un nouveau siècle. Et le secret accède à la lumière.

Pierre Perrin, Le Nouveau Recueil, n° 57, décembre 2001

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