Constantin Cavafis, Poèmes, traduits du grec par Dominique Grandmont, Gallimard, 1999

Constantin Cavafis, Poèmes
traduit du grec par Dominique Grandmont, Gallimard [fin].

Quel chrétien laisserait imprimer en témoignage, qui plus est ultime, de sa foi le dernier vers ? Le seul fait de rapporter une telle ignominie, trop humaine, incite plutôt à croire que la seule religion de Cavafis c’est sa parole poétique. Cette parole, il la prête à beaucoup dans les siècles des siècles, dont les chrétiens. Qui en douterait savourera l’ironie qui clôt le poème écrit en 1926, “Grande procession de prêtres et de laïques” : « Le très infâme, l’abominable / Julien ne règne plus. // Prions pour le très pieux Jovien. » Enfin, pour en terminer avec ce détail d’importance, la fin de “Myrès”, qui s’éloigne sur son lit de mort si religieusement que son amant se demande s’il ne serait pas toujours resté un étranger pour lui, paraît une preuve indubitable. Quoi qu’il en soit, comme Cavafis demeure sans disciple ni partage affiché, il ne peut instituer une secte ; il ne peut davantage appartenir à aucune église. C’est ainsi que les dieux, prédécesseurs mal dégrossis d’un Christ qui tient peu de place sous sa plume, incarnent des ombres d’hommes, des baudruches, des braillards et autres imposteurs. Un Claude Michel Cluny de nos jours ne pense-t-il pas de même ? La poésie, c’est la pulvérisation des artifices. C’est par excellence la parole nue. Voilà pour le monde et la société. S’il est un enseignement à en retirer, c’est le retrait. Qui veut vivre, semble dire Cavafis après Mallarmé, se retranche. On ne peut mieux accéder à soi-même. La différence est que le Grec appelle la lumière.

Car les hommes ont un côté fruits. La promiscuité, mais déjà la proximité, fait craindre la pourriture. La société peut-être victorienne jusqu’en Alexandrie, à la fin du dix-neuvième siècle, exige au-delà du travail éreintant, pour le plaisir coupable, une « prudence insensée ». Or Cavafis postule que le plaisir à son acmé, la jouissance, est la « suprême volupté ». Pour lui, l’idéal de la beauté, c’est un corps adolescent. Là encore, s’il spécifie l’âge d’un amant, il convient de relativiser la précision. Il ne fait pas concurrence à l’état civil, sauf à confondre les mœurs. Il ne cache en rien les nécessités de la prostitution. C’est là une question embarrassante. Pourtant Cavafis témoigne honnêtement. L’amour – échange entre deux êtres d’un temps de plénitude, le sexe et l’âme à la perfection portés dans une offrande réciproque – existe par exception et toujours dépérit. Le malheur, le manque, dit Cavafis, pendent au terme de toute rencontre. Celle-ci peut durer un mois, rarement davantage, souvent moins. L’attrait se défait, la passion se consume ; elle charbonne puis s’éteint. Le désir consomme donc par force, par défaut, des corps neufs.

Dans cet univers où la nature ne trouve guère de représentation qu’humaine, le portrait abonde. Le souvenir, dans sa violente immobilité, lève la page. Celle-ci fleure en abondance le jasmin. Le baiser est sur toutes les lèvres. Souvent perceptible, l’emportement n’en demeure pas moins contenu, maîtrisé. « Ah, l’ivresse surtout, la nudité des corps… » Ici, c’est la généralité. Ailleurs, à mots couverts, un dialogue, un trilogue parfois, est engagé. C’est le cas dans le très beau poème “Limon, fils de Léarque”. Cependant le postulat du plaisir comme accomplissement chargé, semble-t-il, à ras bord par l’expérience, si l’on suit la recherche de « cette plénitude / qui doit être intensément désirée de part et d’autre », ne fait pas pour autant de Cavafis un frénétique, un extatique qui aurait la tête en bas. Tout au contraire il étend son apport à l’art, au-delà de ce qu’il pense apporter (« Désirs et sensations »), à une sagesse qui inclut une méditation sur la mort. Sur ce point, que Dominique Grandmont ne manque pas de préciser dans sa paradoxale préface, le poète met en doute l’existence de l’éternité. Pindare l’avait déjà fait ; tant d’autres l’ont oublié. Le regard aigu de Cavafis perce les leurres les mieux établis.

Cette œuvre irréductible à une somme de fantasmes, qui ne sait pas moins les ressusciter tous dans leur singularité, ouverte aux extrémités de l’espace et du temps, et qui tient à un ton de voix que la traduction sans effets de Grandmont rend sans doute au plus près de la langue originelle, confirme les promesses qu’avançait la rumeur. Cavafis est le poète de l’exactitude plénière. On trouve chez lui la fidélité à l’émotion qui a suscité le poème. Celle-ci est telle qu’on entre à chaque page dans une scène de l’existence. On ne devine guère à le lire la ténacité de la plume à traquer la perfection. Elle est pourtant là, sans relâche, jusque dans cette finale de jeunesse peut-être, lorsqu’il note combien « augmentent vite les cierges éteints ». La grandeur de cette œuvre ne se résout pas à une formule. Si elle tient en un point, pourtant, ce point n’est qu’un passage, obligatoire à qui s’y prête seulement, vers l’insondable de la vie. Lire Cavafis, c’est entrer dans une méditation qui durera longtemps, le livre refermé. C’est le meilleur de la littérature.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française, n° 552 – janvier 2000


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