Pierre Perrin  article sur Christian Bobin : Ressusciter, l'Enchantement simple et la Lumière du monde [Gallimard]

Christian Bobin Ressusciter,
L’Enchantement simple et la Lumière du monde [Gallimard], II

Bobin ne l’ignore pas qui, dans le collectif de L’Enchantement simple, relève que la langue de Saint-Simon « est âpre, pleine d’échardes et de savants éclairs ». C’est bien le moins qu’on attende d’un écrivain, sauf à déchoir de son propre plaisir et renoncer à son « âme réglée et forte d’elle-même » comme la voulait, si rare qu’elle fût, Montaigne. Ce volume, en Poésie/Gallimard, réunit quatre opuscules dont aucun ne recourt au vers ni au verset, ni au poème en prose. Les deux premiers tiennent du récit méditatif ou de l’essai si libre qu’il raconte en pointillé une tranche d’existence ; les derniers se rapprochent de l’aphorisme sans limite. Tous marient l’écriture et l’amour. C’est assez dire que le propos de Bobin, dès ses premiers livres, touche à l’art de vivre. Et la monnaie qu’il bat a fort à voir avec la vérité. « L’amour est détachement, oubli de soi. » Quiconque a aimé, s’est perdu sans retour, ne peut que partager cette évidence. Il précise ailleurs : « Cela pourrait indifféremment porter le nom d’une sagesse, d’une démence ou d’un effondrement de l’âme. » Enfin il comprend ces femmes, « leur âme plantée au milieu des décombres », en train de chercher sans plus de force le grand amour ; on croirait du Courbet le plus noir. « Il n’y avait en elles qu’un seul élan, et elles l’ont délivré, une fois pour toutes. L’amour a échoué. Alors, elles s’en tiennent là, à cet échec. Qu’au moins il me reste ça. » La plume ici crève l’abcès du silence. Le monde cherche midi à quatorze heures et Bobin le détrompe. La condition humaine demande d’accepter « cette conscience radieuse de n’être rien » ou, si l’on préfère, de « jouir de l’éternel en prenant soin de l’éphémère ». À une telle altitude que conforte la réflexion sur l’écriture, de la solitude plénière à l’extrême présence, les agaceries tombent d’elles-mêmes. Les livres de sagesse traversent la folie, et les petitesses ne sauraient les atteindre.

La poésie n’est pas dans le formel ; le maniérisme la tue. Elle est la conscience à la puissance la plus forte que puisse la porter un être humain. Elle réside tout entière dans la métamorphose. Seul est fiable ce qui, parti du plus faible, est porté à son sommet. La poésie, c’est l’éphémère — l’homme dans le monde —, mais projeté dans l’éternité. C’est en quoi Bobin est poète, et La Lumière du monde un grand livre qui mérite de réfléchir le compliment adressé à Jean Grosjean ; en bon critique, celui-ci « réussit ce prodige de démonter les horloges sans empêcher les aiguilles de tourner ». Naturellement engagé à tout vivre, qui se priverait d’un tel bonheur ?

Pierre Perrin, article paru dans Poésie1/Vagabondages n° 28, Mars 2002

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