Pierre Perrin  article sur Jacques Réda : Aller au diable (Gallimard) et Les Fins Fonds (Verdier)

Jacques Réda, Aller au diable et Les Fins Fonds
éditions Gallimard et Verdier

Jacques Réda a publié son premier grand recueil, Amen, en 1968. Il optait d’emblée pour une métaphysique incarnée où la lecture reste sans fin. De fait le saisissement opère et, à chaque reprise, la clarté s’épaissit. Grand et plus carré qu’un cavalier de l’orage de Giono, les cheveux de sel marin aux boucles enfantines, on croirait qu’il ronchonne, il sourit. Il ne célèbre pas pour rien le génie des fables. Il vient de plus loin encore. Le sang d’Ithaque coule dans ses veines. Libre, il a toujours chanté « la même mort que les mots, les astres et les monstres ». Le ciel qu’il a scruté mieux que personne a très tôt transporté son lecteur. Les délices des Ruines de Paris, de l’Herbe des talus, en entremêlant le poème au récit, ajoutaient à l’emprise de Celle qui vient à pas légers (outre la poésie, ce titre de 1985 éclaire son Art poétique). Le voici dans le roman, et si à l’aise que la rupture n’est pas son fait ; il préfère tenir la dissonance. Ne notait-il pas dans son précédent recueil de récits, Accidents de la circulation : « Pourquoi, tout au long de ma vie, ai-je si souvent poussé plus loin au lieu de m’en tenir à ce qui me semblait à la fois plaisant et raisonnable ? »

Plus que la trajectoire, à l’évidence personnelle, le choix appelle la réflexion. Si les « aboyeurs de manifeste » [La Sauvette, Verdier, 1995] qui donnent dans les réverbères laissent de marbre le piéton de Paris qu’est Jacques Réda, c’est que la modernité réclame, à défaut du grand soir avorté, le grand saut, l’autodestruction. L’humanisme prônait le tête-à-tête ; l’époque, le tête-à-queue. Or le propre de Réda réside dans l’oblique. C’est de toutes les perspectives celle qui, selon lui, permet la meilleure distance.


La littérature avait pour rôle de rendre mémorable la beauté de l’homme quand il se dépasse. Le Bien, le Mal, on a tout exploré. Et puis les ignorances, les illusions ont reculé, si bien que Dieu à défaut de toutes les naïvetés de masse a rendu l’âme, en Occident. L’art renvoyant à la société son image, la soumission à la beauté et donc le style n’auraient plus de raison d’être. C’est là que Réda bifurque. L’urinoir de Duchamp a fait date ; l’étron sous plexiglas a signé la victoire de l’ironie définitive. L’homme n’est rien, la mémoire un mensonge et l’art une ultime imposture – peut-être. Contre la poussière, on a édifié des cathédrales ; il suffirait aujourd’hui d’une « troposphère de parfum ». Va pour l’époque où la confusion règne comme toujours. L’artiste, et Réda le premier, n’en tâtonne pas moins vers une issue, un nouveau dépassement.

L’actuelle mort de Dieu ne condamne pas l’art, ne serait-ce que parce que l’agonie du premier remonte au moins au XVIème siècle. La naissance de Gargantua ridiculise l’Immaculée Conception. Lorsque, squelette décharné, Ronsard ironise : « Je m’en vais le premier vous préparer la place », il renverse le Golgotha. Montaigne, à la fin de l’Apologie de Raymond Sebond, invite à une exécution capitale : Dieu est hors du temps ; or son fils s’est incarné. L’aporie souffre-t-elle la contradiction ? Et le pari de Pascal atteste une implantation de l’athéisme‚ Hors la foi, l’individu est donc libre depuis plus longtemps qu’on le croit. Faire œuvre, c’est inventer de nouveaux dépassements. La culture, l’art soulèvent l’instant, le mettent en résonance, et restent des instruments de liberté. Au contraire, le nihilisme qui s’accommode de la célébration des Baudruches, Hugo fêté par les Thénardier, la transgression pour tout sésame créent une nouvelle aliénation. Réda dès le titre, Aller au diable, fait plus que bougonner ; il ouvre une rose des vents.

L’amour, c’est le piège tendu à chacun. Il est partout. « Mais tomber amoureux est ridicule. » On est d’emblée dans le monde de Réda. Le roman dévoile « les manèges de Cholet et la complicité de Stone, la Talbot de Losca et la moto des Lenormand, Denise dans la parfumerie puis dans le grand salon des Tourelles, les rires de Mme Jong, le larcin de Rose, la naïveté de Christian, l’amitié ambiguë » du narrateur. Cette dernière apprivoise le désir qui la contient tout entière. Le narrateur au fil des pages devient adulte ; il avance encore en âge dans la nouvelle et le court récit des Fins Fonds. Bien plus que le « spasme des événements » qui emporte dûment les deux volumes, ce qui fascine Réda, ce qu’il célèbre presque à chaque page, c’est « l’inondation permanente et tumultueuse du temps ». Et celle-ci est telle que le plaisir de la lecture s’augmente des liens tissés avec le reste de l’œuvre. Sonia Sydlowski étincelait déjà, princesse « aussi insensible au vertige qu’à ceux qu’elle provoquait », dans Aller à Élisabethville. Ici elle semble se réincarner dans les trois sœurs Jong, naguère apparues au détour d’une revue. Julius, Gendron se réactivent. Le père plus encore renvoie au génial TOMBEAU qui ouvre l’Herbe des Talus. Cette synergie que met en œuvre la lecture trouve sa confirmation dans le roman même : « Il n’est rien ici-bas qui, si faible soit-il (comme chacune de ces gouttes de pluie auxquelles le fleuve ne cessait de dire “oui, oui, oui”), n’ait un retentissement sur le cours général des choses. »

On le voit, l’autodestruction est aux antipodes de ce que Réda propose. Lucide en diable, il multiplie la confiance dans la beauté. Si vivre reste un mystère, chaque livre de Réda l’entrouvre mieux qu’un fruit.

Pierre Perrin, article resté inédit, sauf erreur

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