Pierre Jean Rémy, Dire perdu, Gallimard, 2001

Pierre Jean Rémy, Dire perdu
éditions Gallimard, 2001

Pour être de l’Académie française, Pierre-Jean Rémy n’est pas Senghor dont le tour de force fut d’avoir porté l’émotion originelle à la dimension d’une micro-épopée. Il n’y a guère que Jean-Claude Renard aujourd’hui pour soutenir tant de beauté façonnée après guerre. Les cinq poèmes rassemblés dans Le Temps de la transmutation, au Mercure de France, forment un recueil qui vaut un bréviaire. Le titre à lui seul incite à lever les yeux.

Qu’offre à son tour le poète Pierre-Jean Rémy, sans royaume des morts à éclairer, sans peuple à qui montrer l’exemple, quand même son double dans le civil règnerait sur des sujets de papier en butte à une révolution numérique ? À l’invention de la négritude, qui n’a pas pris encore toute sa place dans l’histoire littéraire du XXe siècle, qu’est-ce qui pourrait répondre aujourd’hui ? Après la conquête par le continent noir de son âge adulte, l’homme blanc semble voué au repli. Pierre-Jean Rémy ne le note-t-il pas lui-même : « quels pères / pourraient encore désirer ériger des stèles »? L’âge cependant a pris le poète dans ses rets et, tandis que sans plus de kôra ni de balafong il chante à son tour, il entre peut-être en “regrétude”. Le mot sonne à frissonner, et pour cause, quand Du Bellay a plus qu’approché le phénomène. Pierre-Jean Rémy redonne en tout cas à l’élégie une verdeur, une vigueur qui conforte son avenir. Après tout, si le solipsisme appliqué à l’univers paraît une hérésie, appliqué à l’individu il reste la vérité viable que confirme ce vers : « Chaque solitude était un univers. » Quant à la construction des volumes de poésie de Pierre-Jean Rémy, Yves Bonnefoy la louait déjà dans la préface donnée à Retour d’Hélène, en 1997. Et Dire perdu se partage en douze séquences qui, allant de quelques « renoncements » jusqu’à des « recommencements », manifestent assez le sens de la démarche.

Si donc il faut à un livre fort une architecture (la fameuse cathédrale de Proust) et une nécessité telle que l’inspiration lui donne vie et le nourrisse entre les lignes, le présent volume ressortit à cette catégorie. « Je me croyais l’arpenteur de plages infinies / que les marées du temps balaieraient sans répit. » Un autre poème évoque un « mur qu’on bâtit à la hâte », et on se prend sans retour à ce dernier paradoxe :

demain sera frappé d’éternité
et je n’en saurai rien !

Mais plus que la mort en vue, sans illusion aucune sur cet « autre empire / qui n’est que de ce monde », peut-être de ce fait justement, Pierre-Jean Rémy s’attache à une sorte d’inventaire de ses joies. La fonction de l’écriture, qui ne doit rien aux résurrections de la mémoire involontaire chère à Proust, est celle d’un tremplin à l’intérieur de soi, pour que se retrouve ou perdure l’émerveillement de l’enfance. Il est demandé à la poésie de « réveiller / tout ce que les vanités de l’âge ont endormi / goûter à nouveau la joie de désirer au-delà du désir. » Il lui est demandé de conjoindre l’amour de la vie et la vie de l’amour. Éluard n’est pas loin, surtout lorsque Pierre-Jean Rémy, dans l’avant-dernière partie, s’approche du silence qui, écrit-il, « n’est plus que la lumière éteinte au creux du verbe absent ». Ce vers d’autant plus personnel qu’il accède à l’universel témoigne à lui seul de la légèreté du palimpseste. Il n’est pas d’art sans culture, et l’ignorance tue l’artiste dans l’œuf. Qu’en conséquence ici et là se devine un écho d’Apollinaire à l’évocation d’un « jeune mort en habit de gala un peu froissé / peut-être et les yeux perdus vers celle qui ne le voyait pas », ou de Verlaine avec ceux-là qui se sont tus, d’Aragon retraversé de la sorte : « C’était un temps de démesure — on a pris la mesure / d’une chapelle au fond d’un pré », c’est un bonheur de surcroît. Car celui-ci confirme que, malgré « tout ce vide accumulé par l’âge », la poésie échappe à l’insignifiant, l’esprit lui conserve toute la place ; l’art enfin reste notre seul recours en face de la mort. « Des charretées d’adieux nous servent de cercueils. »

Ce ne sont là que quelques aperçus de ce riche recueil de 230 pages. Qui en effet, de « Narcisse abhorré » ou de « celui qui défie l’univers », est Pierre-Jean Rémy par-delà ses cinquante ouvrages publiés à ce jour ? Ses « jeux plus qu’hasardeux d’hasardeux lendemains » sont assurément indispensables et le voisin de Senghor à l’Académie est aussi un grand poète.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 27 – septembre 2001

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