La Sauvette de Jacques Réda [recueil d’articles chez verdier, 1995]

Jacques Réda, La Sauvette
recueil d’articles, éditions Verdier, 1995

À raison d’environ trois pages pour chacun, Jacques Réda suscite et quelquefois ressuscite les œuvres d’une cinquantaine de poètes contemporains, de Mallarmé à Jude Stéfan. « Je ne me propose jamais que de chercher une sorte de note fondamentale, susceptible de consonner avec tous les accords qu’une œuvre met en jeu », et cette note grave et allègre à la fois, toujours d’une exquise subtilité, Réda la fait vibrer si bien qu’il nous trouble, car on voudrait pouvoir ne pas le quitter et, dans le même instant, ouvrir l’autre dont il parle. Mais si nous n’avons que deux mains et qu’il faut choisir, la mémoire se gorge, les ponts se multiplient. Pour qui aime la poésie, La Sauvette comme les Chroniques du bel canto et L’entretien des Muses tiennent en haleine et résonnent plus longtemps que les meilleurs romans qui s’avèrent aussi rares que ces grands recueils d’articles.


Le plaisir tient bien sûr à l’inventaire, où mesurer l’écart et la proximité de vue – par exemple Aragon est exclu et, de Breton, « j’apprécie moins ses poèmes », précise Réda –, mais l’art de ce dernier est tel qu’on se saurait s’en tenir à une telle litote. Au cœur du livre, en effet, loin des « aboyeurs de manifestes », Mallarmé plonge le lecteur dans le monde d’Aller à Élisabethville où paraît soudain l’ami Julius et où Réda confie : « le train est parti, et je me suis endormi en essayant de lire Hérodiade. » Ailleurs, l’analyse le plus souvent conduite avec une précision à faire pâlir un docteur d’université, tant elle est concise et rentre comme une lame dans un fruit, peut être enchâssée dans un récit et rejoindre en abyme du sujet lui-même « une féconde indétermination entre pensée et poésie ».

Il n’est pas besoin de lire tel un menuisier, le crayon sur l’oreille, pour reconnaître tout Becker dans ces trois lignes de Réda : « Lourdement appuyée sur les piquets des relatifs, sa phrase ne rompt avec la monotonie que dans certaines images, dont le réalisme lui-même inerte neutralise l’émotion ». Cadou « a attrapé de bonne heure une forte poétite chronique comme un rhume » et il manifeste « des petits accès de populisme lyrique sincèrement hypocrite ». Char « n’a su constamment se retenir de transposer en termes de foudre des propositions nuageuses, laissant aux laborieux scoliastes la tâche un peu subalterne de dénouer ». La prose de Grosjean « fait l’immatériel palpable, le péremptoire retenu, le familier grandiose, l’elliptique épanoui comme une rose ou, pour mieux dire, comme le candide liseron ». Et « frère Poulot (dit Perros en sa trappe de littérature) » de jaillir intact « en moraliste qui ne prêchait aucune morale ».

Ainsi les bonheurs de Réda, on le savait déjà, étoilent chacune de ses pages. Mais ce qu’il écrit encore de Grosjean, si l’on pardonne un tel détournement, ne vaut-il pas pour Réda lui-même : « À ce point, on se demande si la notion même de grand art offre assez de pertinence. On s’y tiendra par discrétion ».

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 4, “Les Amours” — Avril 1996

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