Pierre Perrin lit Emmanuel Godo, Les Égarées de Noël, Gallimard, 2023, 160 pages, 18 €.

Emmanuel Godo, Les Égarées de Noël
Éditions Gallimard, 2023, 160 pages, 18 €.

couv. Godo« Tout ce que touche un vrai poète devient, tôt ou tard, poésie. » Cet aphorisme de Reverdy, dans Cette émotion appelée poésie, caractérise ce beau recueil d’Emmanuel Godo. Les poèmes, les vers eux-mêmes, et les deux poèmes en prose, apparaissent de toutes sortes. Ils courent du lapidaire, de la brièveté du vers à son expansion, dans une parfaite prosodie, à une pleine prière de trois pages. Reverdy écrit encore qu’il ne reste d’un poète que ce qu’il a mis de lui dans son œuvre. Godo reste pur, j’allais écrire chaste, dans son poème. Mais le portrait prend un visage et un visage que le lecteur devine entre ses mains. D’abord, et bien que le palimpseste reste discret, se lisent les proches. « Le troupeau des vagues est docile ce matin. » L’auteur du Pont Mirabeau côtoie La Petite Jeanne de France. Bonnefoy est célébré pour « la salamandre de ses vers » et parce qu’il a tenu parole contre la ruine de la langue. Emmanuel Godo le rejoint par, entre autres, l’attention sans faille qu’il porte aux morts, et lui, aux siens comme à ceux de l’Histoire. « J’écris pour que les morts existent parmi nous. » Parmi les nombreuses définitions qu’il propose de la poésie, celle-ci va profond aussi : « La parole est cette pierre que l’on se passe de main en main de siècle en siècle pour se frayer un chemin de vie au milieu de la mort. » Et, bien sûr : « Qui me prendra la main pour entrer dans la mort ? » Il sait aussi voir en Rudger Kopland « un homme / Qui vit sur la croix de ses questions ».
C’est l’apanage des grands. Le poète est modeste. « Mon nom est voué à disparaître. » D’un côté, il confie : « Je n’ai jamais pu me résoudre / À croire que nous n’étions rien », de l’autre il conclut, ce n’est pas une pirouette : « C’est dire si je ne suis pas grand-chose ». L’humour, qui est un des moyens de la modestie, lui est familier. « On parle d’arbres qui ne s’épilent plus. » Ailleurs : « Le brûleur d’encens est tombé dedans / On le cherche. » La modestie ne se mesure pas qu’aux autres, quoiqu’il précise : « Mes morts ne se sont jamais laissé peindre » ; elle envisage Dieu, avec lequel le poète s’engueule, écrit-il, et les puissants à qui « manque la lumière dans les yeux ». Elle dévisage, avec la douceur de l’ombre, l’amour « qui nous rend malhabiles », une vérité qu’il est nécessaire de rappeler. « Mon amour est moins doux que ton sein / Mon amour est moins patient que ta bouche. » La femme en ce recueil est célébrée. Sa tendresse est vénérée, sa beauté reçue comme un don. Le poète précise : « Tu passeras ta vie à apprendre à l’aimer. » S’il évoque la méchanceté, il n’impute celle-ci qu’aux mâles. Par délicatesse, Phèdre est oubliée. La modestie n’empêche pas de cerner la capilotade dans laquelle sombre notre civilisation. Quatre vers suffisent : « Les hommes d’aujourd’hui / Ne quittent plus jamais le miroir / Quand il lèvent la main gauche / Ils jurent que c’est la droite. » Le mensonge, les phrases fausses le hantent. « Je voudrais simplement que ma vie chante juste. » Emmanuel Godo écrit juste et vrai.
Quelque médiocre qu’il se sente parfois, le lecteur pénètre ce recueil de plain-pied. Un mystère le porte. C’est celui qui conjoint l’indicible à la simplicité. « Toute la dignité d’un homme est dans ses mains. » En quoi consiste-t-elle ? Qu’est-ce qui rend à une vie la qualité d’une prière ? La science n’explique pas la vie qui « mérite qu’on pleure très fort pour lui rendre les honneurs ». D’où venons-nous, demandait Cadou ? De l’Histoire, assurément, mais le ventre de notre mère nous a façonné. Et le poète consacre à celle-ci plusieurs poèmes à couper le souffle, ainsi qu’à son père, à son grand frère, son héros, perdu et d’autres. De la première, il se souvient d’un au revoir sur un trottoir, un matin, en robe de chambre, pour sa plus grande honte d’enfant. Ce sont des riens de cet ordre qui disent la nudité de l’âme. C’est ce pouvoir de remonter les écluses de la mémoire qui font la grandeur d’un poème. Il n’est nul besoin de préciser : « Elle me regardait recopier les mots des grands livres […] et quand elle est partie sur une civière pour la mort elle m’a regardé par les deux trous ronds de la stupeur et m’a glissé un au revoir doux comme un morion de laine car j’étais son prince et le fils de son fils. » Voilà donc un livre habité, qui étonnamment condamne la sagesse, parce qu’elle écarterait la lutte. Un point de désaccord montre encore la vie. Voilà un livre de lumière, dont le titre évoquerait des étoiles dorées. Tout est beau dans ce grand recueil.

Pierre Perrin, 20 mars 2024 [Possibles n° 32, juin 2024]


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