« Chercher noise de tout son cur »
Saint-Simon, Mémoires sur le règne de Louis XIV [fin de l’article]
« Tout est mode en France. » Saint-Simon, Mémoires [anthologie par Francis Kaplan, Flammarion]
D’abord il stigmatise en toutes occasions cette cour, son brouhaha auquel peut succéder « un silence à entendre une fourmi marcher », son génie de la bassesse au carré, ses raffinements les plus abjects. Ce sont là ses mots. Chacun « aussi abject dans le danger qu’audacieux dans la bonasse » sacrifie tout à plaire « au mépris de la raison et souvent de plus encore, à s’immoler par toutes sortes de flatteries, de bassesses et d’abandon. » Or on a remisé les perruques, en France, pas les subventions ni les pénitences. Le roi avait des espions ; l’Élysée, des écoutes. Des conseillers aux nuits à cinq chiffres et peut-être davantage sévissaient il y a peu. L’honnêteté de Saint-Simon dérange. Elle fait honte aussi bien à Périclès lui-même obligé de se démettre à cause des affaires qu’à trop de bandits assermentés par la charge de l’État. Dans ce domaine, si son analyse des raisons qui font du Trésor (la révolution n’a pas changé ce terme) un panier percé supporte une révision, celle de l’entassement des impôts n’a pas pris une ride. Le moindre remède reste un poison. La cible a changé, non l’esprit : « Plus vous avez, plus on vous prend. »
Ensuite il a sur la religion des vues terribles. Est-ce bien faire que faire du bien ? Il se prononce sans équivoque contre la Saint-Barthélémy et la révocation de l’Édit de Nantes. Pour la première, il condamne Rome et « cette cour qui n’avait pas eu honte autrefois de l’exalter, jusqu’à en faire des processions publiques pour en remercier Dieu, et jusqu’à avoir employé les plus grands maîtres à peindre dans le Vatican cette action exécrable ». Quant à la page qu’il consacre à la révocation, elle est dix fois supérieure à celle de Diderot sur le même sujet dans L’Encyclopédie. « Tout retentissait de hurlements de ces infortunées victimes de l’erreur, pendant que tant d’autres sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos. […] Telle fut l’abomination générale enfantée par la flatterie et la cruauté. » Et ce n’est pas une page d’exception chez lui. Il évoque ailleurs cette folie de « convertir les huguenots à force de dragons et de tourments ». Une telle mesure n’est pas si commune chez un catholique, qui se rendait en cachette, chaque année, à la Trappe. Il passait là « les jours saints, sous prétexte d’aller à la Ferté pendant la quinzaine de Pâques, qui est un temps fort ordinaire d’aller à la campagne ».
Mais c’est sans doute ce qu’il dit crûment qui reste à certains en travers de la gorge. Il ne s’agit pas de son goût rabelaisien pour ce qui touche à la pisse, aux selles et aux trop royaux coups de pieds au cul. La véracité passe aussi par là. Le pire est qu’il rend compte de la joie que causent certaines morts. Il l’épingle chez le roi d’abord à propos de Barbezieux, et chez le peuple en retour au décès de Louis XIV. Cela forme un étau à l’intérieur duquel Saint-Simon se place à côté d’autres. Tandis que chaque mot sous sa plume agit comme une pince, il paie en effet de sa personne. Durant les affres de la mort de Monseigneur, il note avec un art qui annonce Rousseau : « Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne du terrain, tenant l’homme et le chrétien en garde contre l’homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d’objets qui se présentaient à moi dans une conjoncture si critique, qui me faisait entrevoir une délivrance si inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites. » Et il précise à cette occasion où il n’a pas ri qu’une telle attitude relève d’une « liberté des sentiments, humainement pour nous très-raisonnables ». Une telle franchise encombre peu la littérature.
Qu’au contraire, la mort l’abatte à travers un proche tel que le Dauphin, il assiste à « l’enterrement de la France » ; un vide affreux lui noue l’estomac. À cette altitude, l’art de la chute, qu’il possède aussi, éclaire jusqu’aux ténèbres, tant et si bien que l’homme vaut – et tant pis pour la modernité qui viendrait « ramper aux reproches » – d’être pleinement aimé. Il se livre peu à découvert ; il n’en perce que davantage entre les lignes. Il déborde d’intelligence. Ses analyses de situation, en même temps qu’elles se ramifient jusqu’à un rai de poussière, ne se perdent dans aucune ornière ; elles inspirent la plénitude du jugement. Capable donc de comprendre, voire de fomenter des cabales, il reste trop sensible jusque dans son honneur pour les coups dont la cour est pleine. Il sait scruter jusqu’à l’âme, quand il y en a une (c’est lui qui précise), mais il bout tellement qu’il ne parvient pas assez à donner le change. Son « caractère droit, franc, libre, naturel, et beaucoup trop simple » souffre d’une sensibilité exacerbée. Il tremble sur pieds dans la tempête. Qu’on l’insulte, sa « mesure sera de n’en garder aucune ». Au clair cependant sur tout ce que son esprit a pu approcher, capable de reconnaître non sans humour ses propres aveuglements, il a gagné mais post mortem sa couronne. Elle est en papier ; le cachet est d’acide sous la cire. La plume reposée dément peut-être la fin consacrée à Mme de Montespan : « À la fin tout sécha, passa et disparut. Ainsi va le cours du monde. »
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 557 avril 2001