La Vie et l’œuvre de Victor Hugo
[I — La vie, 1ère partie, suite page suivante]
C’est la voix de son siècle, qu’il emplit presque tout entier. D’abord, il l’épouse physiquement, quatre-vingt-trois années durant. Fils de rien ou peu s’en faut (un père officier sorti du rang), avec la tare d’être né pauvre, sans aucun espoir d’héritage, il devient tout. Riche à millions à mesure que ses livres pénètrent dans le peuple, bête noire des bourgeois et des politiques en place pendant près de trente ans, rarement abandonné, profondément solitaire, amoureux souvent, mâchant la mort pour vivre toujours plus intensément, Victor Hugo a créé une œuvre à la fois considérable et forte comme une marée. Cet individualiste a tellement songé à l’humanité qu’il s’est fait le témoin visionnaire de l’essor du peuple. L’œuvre est nourrie de faits, de « choses vues » puissamment exprimées. Ce sont des chutes royales, des visites de prisons, des barricades tenues ou bien éventrées, jusqu’au mariage de l’espérance et de la république. En contrepartie, l’Abîme est exhaussé, et châtié Napoléon le-Petit. En même temps que le vécu alimente l’œuvre, l’œuvre infléchit la vie. Si l’exil est regardé comme un échec, il s’avère aussi un accomplissement. Telle une mœlle épinière, l’amour commande à toute l’existence hugolienne. L’artiste paie son œuvre de sa vie, par tous les pores. Ce témoin a su descendre des tribunes et de son bureau pour risquer le coup de feu. C’est aussi avec sa chair qu’il a pu modeler l’avenir. Il a donné au peuple, aux Misérables, le respect de soi-même, le courage et la détermination. Fixés les buts, il restait à les atteindre. Ce poète engagé sur tous les fronts — trop penché sur son nombril, selon Baudelaire — a vu se réaliser un miracle avant de mourir : l’univers entier, ou presque, l’a aimé. Un siècle a passé. L’œuvre ne perd rien de son éclat.
Pour commencer, sa vie fut un roman. « Créé,
selon son père, non sur le Pinde, mais sur un des pics les plus
élevés des Vosges, lors d’un voyage de Lunéville
à Besançon », Victor voit le jour un 26 février
1802 dans la « vieille ville espagnole »... Le père
est un chef de bataillon, il sera promu général huit ans
plus tard ; la mère, une orpheline pauvre, d’une intelligence
un peu sèche. Toute sa vie, Léopold Hugo restera d’une
honnêteté telle qu’il ne voudra tirer aucun enrichissement
de la guerre. Sa femme, Sophie Trébuchet, une fois mis au monde
Abel en 1798, Eugène en 1800, Victor enfin, se refusera pour jamais
aux étreintes conjugales. L’amour, elle le vivra ailleurs,
avec le parrain de Victor, général aristocratique, et raffiné,
le conspirateur royaliste Victor Lahorie. Il sera fusillé à
Grenelle en 1812. Entre temps, il aura été l’amant
caché... aux Feuillantines. Existe t-il des enfants qui puissent
faire bon ménage avec des secrets ? Dans le même temps,
à des centaines de lieues, le général n’était-il
pas « suivi d’un seul hussard qu’il aimait entre
tous », sa maîtresse habillée en homme ?
Si Sophie l’avait aimé, lui qui avait le feu aux reins, il
n’y aurait sans doute pas de poète Hugo. L’homme a
écrit pour vivre. Et qu’a vécu l’enfant ?
Avec ses frères, « quand ils avaient le père,
ils n’avaient pas la mère : jamais les deux ! jamais
qu’un tronçon de famille — une idée était à
peine formée qu’elle s’évanouissait, l’une
chassait l’autre. Ce qui est la base de l’enseignement, ce
qui est la vie : religion, idées, principes étaient
sans cesse bouleversés ; ils allaient de l’affirmation
à la négation, le roulis était continuel. »
Toute horreur a ses revers. L’enfant Hugo voyagera vers l’Italie
d’abord, ensuite vers l’Espagne. À dix ans,
il aura vu de ses yeux ce que Goya nous a rapporté. Avec le roulis
parental, la traversée d’une guerre effroyable entre toutes,
la pension vécue comme un internement avec, à l’opposé,
la féerie qu’offrait le jardin des Feuillantines, on peut
estimer qu’à l’âge de dix ans, Victor Hugo disposait
déjà de la matrice dont son œuvre allait surgir. La
découverte de l’amour même est remarquablement précoce :
J’avais douze ans ; elle en
avait bien seize,
Elle était grande et, moi, j’étais
petit […]
Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.
Pierre Perrin,
Introduction au volume La Poésie romantique, Victor Hugo,
La Bibliothèque de poésie, tome 9/16, sous la direction de Jean Orizet, France Loisirs, 1992