Richard Millet, Journal IV, 2003-2011, Les Provinciales, 2023, 608 pages, 32 €

Richard Millet, Journal IV
Années 2003-2011, éditions Les Provinciales, 2023, 608 pages, 32 €

Le Journal de Millet, dont voici le copieux tome IV, offre à connaître l’écrivain, le milieu de l’édition, ses ignominies, la société. La lecture des six cents pages suscite l’admiration. Parfois de la détestation croise le regard. Malgré de rares relâches, dont l’emploi de « et puis » que l’auteur avait fustigé dans le précédent tome, la langue est tenue, la voix vibre. L’aphorisme triomphe ; les trouvailles, innombrables. L’une des plus belles achève cette phrase : « Je ne joue plus de piano en ce moment : mains veuves. » Millet lit beaucoup et signe des jugements qu’on partage avec plaisir. Les faiseurs, les talents de pacotille, les intrigants sans façon pullulent, fussent-ils prix Nobel. « Le Clézio, c’est le d’Ormesson du tiers-mondisme. » Sa férule est juste, à cet étonnement près qu’il réserve de l’intérêt à Angot, Hocquard, Stéphan. Dommage que l’irritation, qu’on voudrait éviter, saisisse à tel ou tel détour. Millet vomit comme d’autres bénissent, au propre (si on permet) et au figuré. Voici un catholique, la Bible sous l’oreiller. D’accord avec son approche de l’amour. La femme engrène l’acte. Le viol semble impossible à qui aime. Tant pis pour ceux qui ne le comprennent pas. Mais l’écrivain glorifie son engagement guerrier, lors de la guerre du Liban, savoure avoir tué. Comme dans ses œuvres de fiction, il jouit de rapporter des exécutions sauvages d’animaux. Il présente ses envies de sexe comme des servitudes et un exorcisme. Croisant Maulpoix, qui lui claironne sa joie d’être père d’un petit garçon et grand-père par sa fille, Millet consigne : « Je pense surtout à l’épouse qu’il a abandonnée. » Lui-même n’a-t-il pas divorcé, jeune, et ne trompe-t-il pas sa seconde femme, mère de ses deux filles, à temps plein – morte à ce jour, dit La Forteresse intérieure [même éditeur] ?


D’autres contradictions ne l’effleurent pas. Comment concilier sa hargne contre les immigrés, au point d’écrire que les noirs sentiraient mauvais par leur peau, avec son expérience ? Adolescent, il a suivi son père au Liban. S’y est-il introduit avec un esprit colonisateur ? Étranger, n’a-t-il pas souffert ? Ne peut-il, adulte, concevoir le courage et la témérité nécessaires pour quitter le connu, les intimes, traverser une mer et parfois des montagnes enneigées ? Ne peut-il reconnaître une part de sacrifice initial et de la ténacité devant tant d’affres à subir ? L’islamisme est un fléau, nul n’en doute ; la drogue, aussi. Mais si l’intégration pour trop de jeunes Français de banlieue reste un échec, à qui la faute ? Notre pays a répudié la Logique. Cette concession, que je formule ici, égale une trahison, à ses yeux. Millet véhicule une idéologie, sans qu’il l’admette car, indépendant de tout parti, de toute obédience, il en récuse la possibilité. À l’autre extrémité de ses convictions, obnubilé par le peu de place que son œuvre occuperait, alors qu’il voyage et ne manque ni d’articles, ni de lecteurs passionnés, il ratiocine qu’il n’est rien. Nul ne reconnaît son génie, affirme-t-il. C’est un homme cabré, contre tout, surtout contre lui-même. Il en vient à se haïr autant que les cibles de son ironie. Son crible n’en est pas moins roboratif. Il évoque le suicide. « Le mépris est le climat tempéré de la haine. » La vision de ce monde rude, brutal est contrebalancée par la profondeur de la réflexion – l’idéal humaniste piétiné, le goût pulvérisé, la littérature phagocytée par le journalisme, l’ignorance grandissante – et l’introspection. « Écrire, c’est avancer les yeux fermés vers la lumière. » C’est un grand et fort Journal. Sauf à ne pas tomber des œillères imbéciles, il est indispensable de le lire. Qui douterait que Richard Millet soit un grand écrivain serait un lecteur au goût du jour, au goût atrophié.

Pierre Perrin, 25 mai 2023, Possibles n° 29, septembre 2023

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