Claude Michel Cluny, l’art de l’absolu [suite]
Mais si ce poème tient les sens en alerte au-delà de sa fin, c’est peut-être qu’il demande à être mis en réseau. La note en appendice dévoile ceci : « Écrit sans doute vers 1965. Quelque quinze ans d’errances ont enfin usé le motif jusqu’aux arêtes, jusqu’à l’essentiel. Il me plaît bien que le hasard – existe-t-il ? –, par-delà l’ordre neutre alphabétique ait placé, telle une stèle cassée, ce rêve du néant à l’entrée de tout. » Cette note, pour confirmer la lecture du tombeau, laisse néanmoins sur sa faim. Elle élude l’éventuel amour perdu. Or la poésie, pour cultiver l’image, ne doit rien à la magie. La patience exigée ne peut que combler le lecteur.
En attendant le sésame, à feuilleter le volume, se succèdent neuf poèmes en prose, un très bref en trois versets, un autre en presque trois pages de tercets, six en vers libres, dont l’un compte aussi trois pages. Et cœtera… Le lecteur est transporté dans des univers différents, quelquefois opposés. Il se trouve confronté à la lecture d’un monde souvent cruel, où régnerait l’incohérence. L’image du monde a sans doute présidé au choix de cet « ordre neutre alphabétique », si peu courant dans l’organisation des recueils de poèmes. La neutralité se prête ici à tout, sauf à l’innocence.
Cependant, la patience enfin – Cluny célèbre à plusieurs reprises « la lente impatience de l’art » – distille ses joies. Car le lecteur, “inoublieux” de la « stèle cassée, ce rêve du néant à l’entrée de tout », retrouve, à la septième et dernière page de la série D’une île, sept poèmes, le mot rare ici au singulier mais qui, dans la métaphore de « l’acanthe rebelle de ta chevelure », s’éclaire d’autant plus que : « si je ne suis plus le maître de ton épaule, si mes lèvres ne dérangent plus jamais l’acanthe rebelle de ta chevelure je ferai don de mon passé à ton prénom secret ». Le voilà qui s’ébroue, ce réseau pluriel de sens ! Le tombeau était bien vivant et la mort, à la mesure de l’amour, authentique.
Cette œuvre polymorphe jusque dans l’apparence même du poème révèle ainsi à l’analyse les grandes lignes de sa cohérence. L’amour l’emporte sur le constat de la solitude ; l’érotisme et la mort se conjuguent ; l’humour, qui va de la comptine à l’horreur absolue, voisine avec des évocations de peintres et diverses réflexions. L’amour domine en nombre et par la puissance de l’expression. Bien que les Odes profanes évoquent « les tenaces racines de l’enfance / – berceau de ta déraison », c’est vers la fin de la guerre que s’est décidé le destin de Cluny. J’avais, dans La Nouvelle Revue française d’octobre 2000, analysé le poème La fin d’une guerre a d’autres lois, qui offre l’extrême simplicité d’un récit presque linéaire, et établi qu’il pouvait être lu comme une scène capitale. La parution de Sous le signe de Mars, en 2002, est venu confirmer « une des clés, peut-être la seule, de mes livres ». Le lecteur trouvera dans ce bref récit une méditation de haute volée. L’essentiel est le cœur de cette œuvre.— Lire la suite et fin…