Claude Michel Cluny, l’art de l’absolu [fin]
Quel est donc celui-ci ? Dans la lettre d’ Antonio Brocardo à Giorgione, Cluny écrit : « Nous voulons durer par les signes, devenus les dieux de notre immortalité. C’est une autre religion : la belle affaire que de durer ! Si nous ne savons vivre, apprenons à mourir. » Cluny ne croit guère à l’au-delà, quand même Le Livre des quatre corbeaux postule une certaine pérennité : « Une œuvre est ce qu’on sauve du naufrage de l’impossible. » Et : « Nous demeurons à la porte du temps. L’œuvre quant à elle ne connaît pas de fin. La lumière de ses étoiles mortes monte dans la nuit vers des relais imprévus. » Beaucoup plus modestement, Michaël soutient dans La Balle au bond : « L’art est le seul moyen de prolonger un peu nos petits moments de bonheur. » Il reste que l’art engage l’être vers les sommets. « On ne crée pas sans croire (peut-être même et d’abord au néant), sans foi dans son œuvre, quelque modeste qu’on puisse être. » Le peintre Girodet le rappelle dans sa lettre au baron, dans Disparition d’Orphée. Le Fleuve et l’écho confirme, toute modestie mise à part : « Le génie implique cette foi irraisonnable dans la destinée de l’œuvre. » Et très concrètement une préface aux poèmes de Pessoa écarte « l’échec, l’à-quoi-bon, cette drogue insidieuse qui conduit au ratage ». L’art exige la concentration de toutes les forces de l’artiste. Si le manque gouverne celui-ci, ce n’est pas à la façon d’un drogué. Il y a loin de la source à l’œuvre sur la table. Si Cluny croit en la toute puissance de la structure, c’est aussi pour la contrainte que celle-ci génère. Il laisse entendre parfois que l’art offre une voie de substitution, voire une revanche sur la vie. Le Livre des quatre corbeaux accrédite la première hypothèse : « L’œuvre commence où la vie achoppe aux réalités. » La lettre d’Antonio Brocardo à Giorgione illustre la seconde : « Nous voilà donc à croire dans un pouvoir de la parole, et à nous prendre à son jeu, racontant cette longue aventure de vivre, dont le dire est merveilleux, mais aussi bien nous revanche de la vie, dur et pur comme exil. »
Mais ces remarques cèdent vite la place à des vues supérieures. Le Fleuve et l’écho généralise le propos : « L’une des fonctions originelles de l’art a peut-être été la libération de l’homme, affranchi de ses peurs à mesure qu’il leur inventait un visage. » Davantage, comme chez Malraux, l’art donne un sens à l’existence. Les Odes profanes retentissent en effet de cette étincelante formule : « Périr ? Non sans se débattre. » Il convient d’imprimer sa marque à l’Histoire. Ted Nelson, qui n’en fait rien, le déplore dans L’Été jaune : « Aucun d’entre eux n’aurait marqué le cours des choses de son passage. » Hanté par le disparu, Cyrus Moore, il accuse son propre néant : « Puisqu’il n’avait pas su crier – puisqu’il ne saurait jamais célébrer le passé ni maudire ce qui l’avait brisé, sa douleur ni son pardon ne pèseraient dans la balance du temps. » L’art relève un défi que lance un homme contre la mort ; il réalise une existence. Toutefois nulle œuvre n’assure l’immortalité. Le monde s’éteindra. Le Fleuve et l’écho ne laisse aucun doute : « Créer n’est que déraison. Car au-delà de l’ultime civilisation les Dieux seront à jamais muets, puisque l’homme leur avait prêté la Parole. » Au seuil d’un siècle que tout immole à l’éphémère, cette œuvre invite à garder les yeux ouverts.
Certes, à convoquer de la sorte la mythologie, Cluny court le risque de voir sa culture peu ou mal investie par ses lecteurs. Il s’en moque, persuadé comme Julien Gracq que l’art annexe autant et plus qu’il invente. C’est au lecteur de s’élever jusqu’à l’art, non à l’auteur d’aboucher la communication. Une telle conviction vient de loin. Ainsi lit-on dans une préface à une traduction de L’Iliade : « Homère a si bien emmêlé le probable et l’imaginaire, les héros et les Dieux, l’erreur et le mythe, le réalisme et le merveilleux, que nous ne savons plus si les vingt-quatre chants de l’Iliade témoignent de la dérive des fables dans le cours de l’Histoire ou de la survie de l’Histoire au gré de l’épopée lyrique. » Cluny est de ceux-là qui ne reculent pas devant la difficulté de mettre en ordre le délire de l’homme à travers son chant propre. Il y a dans ses pages en effet des textes fondateurs forts de huit à dix mille ans d’élucidations, de peurs vaincues par le verbe et de bonheurs circonscrits. Cluny ne répond pas à toute l’angoisse du monde ; mais il permet au septique l’expression d’une confiance, comme à celui qui serait trop ébloui l’exercice de la lucidité, de quoi tenir sa partie peut-être.
Voilà donc une œuvre qui exige la rencontre. Elle offre une rare densité, un regard sans complaisance et des bonheurs de langue qui la rangent parmi les inoubliables. Le pas qu’elle nécessite est de ceux qui libèrent. Cet absolu, à goût de poésie et de prose qui est un bonheur constant, jusque dans les pages critiques, c’est le sceau de Claude Michel Cluny. Puisse le lecteur entrer dans ce cercle de lumière où la beauté ne connaît pas de fin.
Pierre
Perrin, La Nouvelle Revue française n°
555, octobre 2000
et Autre Sud, n° 24, septembre 2004 et colloque
Cluny, Sorbonne, juin 2005
et 12 entrées choisies
Les
critiques

