Benoît Damon, Un grain de pavot
sous la langue
lArpenteur-Gallimard, 2003
Par rapport au précédent recueil de cet auteur, Passage du sableur, paru en 2001, Un grain de pavot sous la langue approfondit la blessure. Celle-ci, nous ne lavions pas vu saigner. Cest peut-être aussi que tous nous restons distraits, surtout en poésie. Les recueils passent sous les doigts, sous les cils ; tous ne montent pas jusquaux lèvres. Il y a pourtant chez cet auteur plus quil ne faut dordinaire pour saisir un lecteur. Dabord, un monde ancien offre ses remugles. Il est question dans ces pages de campagne, de paysages de défaites, de massacres, dhôtes et de messagers, de porte-dais, de songes, de lésine, mais aussi dun regard qui se fait rare sur les animaux, nos frères dans le monde dAbel et de Caïn. On est dans les parages de Roger Kowalski, dont il convient de lire les Poésies complètes au Cherche Midi, à ceci près que chez Damon les séraphins se fanent à peine dévisagés, parce que « ça pue fort chez les vivants ». La mort rôde et distille le venin de ses questions sur chaque plaie que laisse derrière elle lapproche de la métaphysique. Davantage, si Benoît Damon défie limpossible, cest sans desserrer les dents, de sorte que lessentiel affleure à chaque poème sans peser jamais. La poésie sécrète, ainsi quil le note avec force, toute « lhistoire dun corps où le souffle engendre par quel mystère ? une voix ». La sienne est dune grande séduction, la séduction commençant en poésie à la nécessité. On ferait bien de ne pas loublier. Les imposteurs seraient moins nombreux. À la différence de son demi-frère, un peu trop ou très cacatoès genevois chez Stock (lInséminateur, par exemple), Benoît Damon en dit plus long que le seul « pauvre amour des mots ». Un poète parle, non pour lépate ou on ne sait quelle patate, mais sous le givre qui létreint parfois, sur la table des morts. Il parle et tout demande quon lécoute.
Le recueil est construit dans une alternance générale, où se croisent dassez courtes séquences de poèmes en prose et dautres, plus courtes encore, de poèmes en vers brefs. Ces derniers emportent moins ladhésion. Ils relèvent le plus souvent de la sentence et dautres fois du haïku ingambe. Les poèmes en prose, qui ne récusent pas la narration mais sans jamais y abandonner la part de poésie la voix des âges qui nous échappent , offrent quelque chose du poids de la foudre. En fait, rien ne sonne le glas à proprement parler. Lhumour, dont ne manque pas plus cet auteur que Claude Michel Cluny dans ses Poèmes du fond de lil naguère, décape souvent. Mais la tonalité générale appelle la gravité. Léchelle du salut est dressée. Lire Damon, cest tout ensemble soulever le couvercle où voir le ciel inhabité et recreuser le tunnel. « On sait à quoi sen tenir, sur le passage des ténèbres à la lumière ; les chemins sy confondent à laller comme au retour : ils bifurquent, ondulent, serpentent puis tournent court. » La formule initiale, peut-être inspirée du cocorico éraillé de Jack Lang le soir du 10 mai 1981, prend ici une tout autre hauteur. Quant au ridicule salut par le détour de lart, le verdict est sans appel :
« Nulle harmonie ne demeure.
Aujourdhui, rajouter trois lignes au néant suffit
à combler nos plus hautes ambitions de sous-chantres. »
Il y a là une posture qui appelle le respect, un sens de la langue véritablement travaillée par-dessus le talent, cest-à-dire qui fourmille de trouvailles. Tout ici séduit, enchante, au lieu de tomber des mains. Le métier, cest ça : « Vous êtes tantôt larc, tantôt la flèche mais lexacte visée de la cible est lhonneur de larcher. » Il y a là presque de quoi se réconcilier avec lespérance. Avec un tel recueil, la poésie regarde encore devant soi, dans le moment même où elle renoue avec ce qui la fonde. La question du sacré ne saurait être écartée, sous le prétexte du consumérisme en train de tuer la littérature et de la science qui sait, ou peu sen faut, tout expliquer. La question nen reste pas moins posée de lavenir de la lecture. Les valeurs que celle-ci porte avec elle, leffort, la recherche dun sens qui dépasse le seul égoïsme, seffondrent chaque jour davantage. Et je ne mécarte en rien de mon sujet. Car si Benoît Damon a choisi pour titre Un grain de pavot sous la langue, ce nest pas pour taire une douleur qui ne va jamais seule. Le corps forme une histoire que, sinon lhistoire, le temps vorace assassine. Nous sommes ce nud que tout accable, dans le déluge de limpossible lumière. Cest le destin de la poésie que de rappeler à chacun son immense petitesse. Ce livre est de ceux quil convient de goûter sans crainte. Lamertume quil dégage atteste les qualités qui le feront durer, à lexacte mesure de la mort qui seule garantit la pérennité de tous les arts.
Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 35 septembre 2003