Pierre Perrin  article sur Jean Pérol Le soleil se couche à Nippori, roman, La Différence, 2007

Jean Pérol, Le soleil se couche à Nippori
La Différence, 2007

C’est une absolue réussite que Le soleil se couche à Nippori. En cinquante-trois chapitres drus, ramassés sur 573 pages, Jean Pérol s’inscrit dans la droite ligne du fameux Condamné par lui-même de Wyndham Lewis.  Il y a là des pages inouïes, sur l’amour, le monde et tous les pourquoi sans réponse qui bornent une existence. Le prétexte est celui d’un journaliste français en poste au Japon, durant vingt-sept ans. Le pays, ses fièvres et ses rigueurs, ses rumeurs et ses vérités, à travers son histoire, sort de ces pages aussi vrai que si Mishima en personne avait inspiré le Français. L’histoire, c’est celle du monde entier, tout particulièrement examinée, labourée, retournée de fond en comble pour le vingtième siècle : « […] tout à coup tu voyais debout sur ce temps et cette terre la rage de tuer, ce loup noir tapi dans le noir de l’homme. […] Quatre-vingts millions de morts par la faim, l’assassinat, la geôle et le camp multipliés par la pauvre longueur moyenne d’un homme de ces temps, 1,70 mètre, soit une ligne moyenne de cadavres de 136 000 kilomètres divisés par le vieux tour du globe, soit trois fois et demi le tour de la terre […] plus d’un milliard de litres de sang d’homme ». Le cannibalisme idéologique est évidemment pourfendu, comme cela ne se fait pas en France.

La couvertureDe l’homme, Pérol dit encore – après Un été mémorable (Gallimard, 1998) – la violence et la couardise mêlées, le rapt et le rut, le saccage, le sac et la cage, oui, le courage et le carnage. Carnage contre des pilotes américains, par exemple, et puis courage contre des dauphins pris au piège, scènes où crisse la chair à vif et le cœur vous fault. Où est le mal ? C’est la nécessité de vivre en société et, dans cette société, que chacun veuille dominer. Vieille antienne, mais toujours à l’œuvre. Et Pérol de proposer par exemple cette réflexion, là encore, inouïe : dans l’ouvrier de la onzième heure de la Bible, il y a encore classement. Les premiers seront les derniers ! La compétition est retournée, mais elle reste capitale. La domination rugit encore. Autre paradoxe, parmi cent que réserve ce livre qu’il faudrait dévorer toute affaire cessante : « Les chansons populaires disent avec leur peu de mots ce que nos philosophes savants n’arrivent jamais à dire. »

Et plus haut que tout peut-être, en ces temps de légèreté, l’image de l’amour que quelques femmes inoubliables incarnent dans ce livre. L’érotisme de Pérol, poète, est puissant. Il irrigue nombre de pages de ce roman. Il ondoie, il rutile, le sexe qui fend la vie, dans une sorte de parousie. « Sa peau, excessivement de soie, excessivement de satin, partout, de ses seins ronds tenus, pointes longues debout, à l’intérieur de ses poignets fragiles, jusqu’à la pliure si juvénile de ses genoux, s’était incendiée. » Cette attention à l’autre, qui est le b-a-ba, court par tout le livre. Pour autant, que l’autre s’efface ou soudain disparaisse, sur qui pleure-t-on ? Sur soi, surtout, seul. Et on reconnaît bien là le classicisme qui sous-tend cette pensée. « Les mots sont toujours bêtes devant les miracles. » La passion, Jean Pérol la connaît et la fait partager avec une force qui vous emporte à sa mesure : « Car il n’est d’amour que celui qu’on subit, dont on ne peut s’échapper, et dans lequel, dans son retirement, nous devenons enfin libre. » Et enfin, tandis que l’amour libre ignore l’amour et que le libertinage ignore la liberté, « aimer vraiment, c’est donner à l’autre sa liberté ». Quoi qu’il en soit, personne n’appartenant à personne, l’histoire d’amour avec Eiko tient de l’éruption vocanique sous-cutanée, des déluges du désir, de la canicule aussi. C’est la tempête, nocturne et diurne, l’évidence et les mystères dans leur jeu de lames et de l’âme, un long apprentissage du bonheur qui ne se conçoit qu’à l’entour des fulgurances mais en englobant l’attente, l’instant éternel et le souvenir jusque dans ses brisures.

Ce livre est essentiel. Il réconcilie avec la vraie littérature, celle de Gracq, de Tournier. Celle qui fond la boue humaine avec l’or du style, et qui devient rare. Un vrai bonheur est là, sous chaque page du soleil se couche à Nippori, un chef d’œuvre.


Pierre Perrin, La Nouvelle Revue Française, n° 584, janvier 2008

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