Années de sable, l'Invention du Temps II (journal littéraire) de Claude Michel Cluny

Claude Michel Cluny, Années de sable
[journal littéraire 1963-1967 — l’Invention du Temps, II],
éditions de La Différence, 2003

Le volume premier, intitulé Le Silence de Delphes, paru l’an dernier, a été couronné du prix Renaudot de l’essai. Il est de pires châtiments, surtout pour l’éditeur. Car c’est une vaste moisson que Claude Michel Cluny commence à livrer. Le grain est de qualité, la litière… d’éternité. Que cette notion n’ait plus cours, à l’heure où tout détourne l’Occident de la littérature, n’inquiète guère son auteur. Sa stature l’en préserve. Comme tout journal littéraire, celui-ci dévoile moins qu’il ne construit la statue, sans illusion. Le livre accouche de ses lecteurs, quand il lui plaît ; l’auteur, c’est-à-dire le géniteur, est écarté dès la dernière ligne tracée. C’est la règle et Cluny l’ignore moins que personne. Il réserve à son buste de papier tant d’ironie, jusqu’à travers le feu qui l’anime parfois, que le risque de se tromper est infime. C’est un régal que de suivre l’auteur d’Un jeune homme de Venise, durant les années où il écrivait ce récit admirable.

Pourquoi un journal ? Quand Cluny n’écrit pas, le doute l’assaille. Il voyage. Le monde est son terrain de chasse. Il en rapporte des odeurs, de rares suées de sentiments. La mélancolie de tout efface son passage. Il voyage et les êtres le traversent. Les amours bruissent, la soie ferme la porte. Tout est, comme le titre l’indique, dans ce qui s’échappe d’entre nos mains. Mais chez lui, la certitude est qu’il ne faut rien conserver, puisqu’à l’image de la vie la fin renverse la partie. Côté pratique, durant ces années, il fréquente les têtes de la NRF. Arland fait de la résistance, tandis que Lambrichs, la pipe aux lèvres, scie sciemment les pieds du trône. Mais si ce dernier est vermoulu, il ne le sera pas moins sous un cul neuf, observe Cluny. L’ouverture est ailleurs, la pourriture partout à l’instar du pire. Le pire est politique, bien au-delà des œillères artistiques tirées jusqu’au nombril. Les portraits, les plus féroces comme Saint-Simon seul sait les ficeler en force, fusent avec un paradoxe de tendresse qui assoit leur crédibilité. Arland encore et toujours, mais aussi le grand Green Julien ou Jean Grosjean en avance sur ses runes. Le paysan lunaire fait déjà sourdre des anges d’entre ses sillons de craie.

Les affres de la création, les abîmes de la construction, sans quoi l’art n’est que du vent mauvais, s’interpénètrent sans cesse. Cluny croit à raison qu’il n’est de littérature que contre la nature, du moins contre le naturel. Le talent n’est rien s’il n’est pas dompté. Et c’est aux prises avec ses propres ruses qu’il se présente, l’esprit presque nu, par ailleurs vif à la course du plaisir, mais jamais au point d’en oublier la tâche, en revanche sans tache aucune. Là encore, sa singularité fait merveille. Alors que la plupart de ses contemporains restent prisonniers d’une éducation rigoriste, il va libre, sans préjugé. C’est plaisant de le voir évoluer sans garde-fou ni balancier, droit comme un if à son sommet. Il n’est de vertige que pour les déracinés. Ainsi, la tête au ciel, les pieds aussi rapides que des mains, il vit d’abord en écrivain qui cultive le secret. Il grandit. On est là devant le second volume des à-côtés d’une œuvre que ceux-ci viennent enrichir comme il se doit. C’est un régal, à l’image de cet aphorisme de la page 38 : « Je n’ai foi que dans l’impermanence de tout. » Le doute ainsi transcendé, on comprend que cette œuvre perdure. Ce transfert, cette métamorphose à eux seuls mériteraient l’attention, s’ils ne devaient délivrer que cela. Lisez Cluny. Il est de ceux qui élèvent au-dessus de tout.


Pierre Perrin, revue Autre Sud n° 22 — septembre 2003


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