Yves Bonnefoy,
L’Arrière-pays
Poésie/Gallimard.
N’est-ce pas toujours l’évidence qui nous échappe le plus ? À quiconque partage cette interrogation, l’auteur, qui « n’a pas l’acception simple de soi » et goûte sans doute moins que personne « la médiocrité simple, sans double-fond, sans secret », propose « de regarder et d’écouter avec force pour que l’absolu se déclare, au bout de nos errements. » Et d’annoncer, dès le premier chapitre, que « ici, dans cette promesse, est donc le lieu » en une sorte d’intuition, ou de postulat, que le cinquième et dernier chapitre non seulement confirme mais éclaire d’une lumière définitive. Car on peut « subordonner le lieu humain et la demeure même des dieux à la courbe, seul absolu, de la terre. » C’est pourquoi ce livre, à l’instar de l’œuvre entière de Bonnefoy, joue et déjoue des marges, des franges, des frontières ; c’est, dit l’auteur on ne peut plus simplement, « parce qu’en fait on veut échapper à l’évidence d’une autre, celle qu’impose à l’esprit le savoir de la finitude. » On le voit, la réflexion baroque de Bonnefoy — Rousseau eût dit la rêverie — participe de la métaphysique. La question, la seule qui vaille sans doute d’être obstinément posée, sinon par l’individu que toute occasion, du diamant à la poussière même, éparpille, du moins par l’humanité tout entière, demeure : l’absolu, dont le goût seul nous est donné, n’est-il qu’une trace à partir de laquelle, avec ou sans foi, nous pourrions le saisir, l’habiter ? Pourquoi, demande Yves Bonnefoy, « ce besoin de l’ailleurs, que rien ne comble, mais pourquoi cette alliance que nous faisons parfois avec l’ici périssable » ? Toute la subtilité de l’ouvrage consiste donc à établir « une relation inconnue de l’esprit et des apparences. » Pour ce faire, la dialectique alerte et presque accorte, à caractère ontologique, révèle, au sens fort du terme, une expérience morale qui s’adresse à tous, à travers les âges. Est concerné en effet « qui est sensibilisé par un désir à soi, un élan même rentré, un regret, une folie, au contradictoire dans l’unité, aux déchirements qui traversent de belles images de paix, à la musique aussi de certains désordres ». Que L’Arrière-pays, du moins “l’essence” que ce titre désigne, n’existe peut-être pas confère à l’ouvrage une réalité telle que « le surcroît de l’être », de la première à la dernière ligne, entre en fête, exulte à se nourrir « de l’irréalité dans la certitude ». Le voyage auquel Yves Bonnefoy convie son lecteur, pour une délectation de l’esprit, est de terre, de mer, d’îles, de peintures, de prédelles, et même de quelques souvenirs d’enfance. L’oxymore et le paradoxe s’y rencontrent à chaque page. Et lorsqu’on a terminé ce livre, encore que l’envie de le reprendre ne puisse s’éteindre de longtemps, « c’est comme si les deux bords de l’absence avaient été recousus. » Ce livre, en ce qu’il conjugue ici la rareté et la plénitude, mérite le nom de chef-d’œuvre qui résistera peut-être à l’agonie programmée de notre langue.
Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n° 15, 1998