Xavier Bordes, Comme un lit de source [Gallimard]

Xavier Bordes, Comme un bruit de source
éditions Gallimard, 1998

Au poème désertique, exsangue et qui excède rarement les limites d’une lame de rasoir rouillée, Xavier Bordes oppose, en un torrent de mots, des convictions, de l’enthousiasme. Voilà un poète français qui, sans rester court à de pitoyables oracles réfléchit, qui, loin des croassements lunaires qui font encore les délices de la modernité, fait à nouveau chanter la lyre d’Orphée. Avec lui, la poésie s’invente des souvenirs et réussit une exploration de l’avenir. Le revers d’une telle reconquête, ce n’est pas un bavardage ni des insistances, comme si un trait parfois soulignait des paupières écarquillées, mais une exploitation conduite à son terme, un épuisement du sujet à l’abattement de plusieurs pages. Pierre-Jean Rémy offrait récemment avec Retour d’Hélène une luxuriance de cet ordre. Le souffle à son sommet exige et permet la contraction et la dilatation.

Sans redouter l’exclamation ni l’imprécation parfois, en même temps qu’elle est capable de s’adoucir jusqu’à la chanson, la phrase le plus souvent longue, en constante expansion d’images visuelles et sonores, ne va pas sans scories pour des esprits enclins à goûter la litote, d’autant plus que le lieu commun n’effraie pas toujours Xavier Bordes. Cependant l’art d’entrecroiser l’ode et l’élégie le conduit à ne jamais perdre de vue notre précarité et, de la sorte, écrire pour lui c’est aussi procéder à une convocation du monde à la Flaubert. Les meilleures pages sont sans doute les plus intimes où resurgit l’enfance et ses mirages, ou bien retentit le paradoxe fécond : « Revienne le temps du rêve pour nous rappeler à l’essentiel ! »

Cette poésie, qui se rattache donc à une oralité, débonde une longue réflexion « en prévision de l’immense, incessant Débarquement du Temps ». Le recueil entier de plus de cent quatre-vingts pages forme un livre compact, d’une seule coulée de poèmes ; nulle subdivision ; il faut fendre le flot, remonter le fleuve à mesure qu’on le descend. Car le poème de Bordes renoue avec toutes les mémoires, aussi bien la personnelle [« éclataient / jadis vesses de loups sous nos sandalettes, bulles merveilleuses / du savon dans nos doigts, et là-haut dans les draps blancs des nuées… »] que celle de notre civilisation tout entière. Sa vie comme son écriture prend à Olympe ses racines, peut-être, se recrée une légende des siècles, salue Rilke et, à l’occasion, réussit un poème-fiction (« des gens cruels et violents comme l’étaient / nos aïeux des premiers temps industriels »). C’est dire l’ampleur du registre, sans parler des bonheurs de langue, de sensations et d’inventions qu’offre ce poète contemporain d’importance. Ces quelques vers de Comme un bruit de source donneront peut-être au lecteur pas forcément distrait l’envie d’en lire davantage :

Il vivait de ce qu’il n’avait pu vivre comme d’autres
au cœur de mille éclats d’une jeunesse évanouie :
chaque image, chaque odeur
apportait l’un des mondes qui se côtoyaient en lui,
paysages à demi lavés et multipliés par les larmes quand le rire
point à travers la noirceur inéluctable des années :
La limite de ce qu’on appelle
une vie d’homme lui paraissait dérisoire.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages, n° 14 — juin 1998

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