Philippe Brandes, En ce qui concerne Alexandre
Accro éditions, 2022, 384 pages, 22 €
À Bruxelles, peu après mai 68, Alexandre veut étudier l’architecture. Il intègre une académie dont la réputation fait peur à son père, psychiatre. Il y trouve cependant sa voie. « Propre de la jeunesse, il a deviné l’esprit de son temps. » Le roman couvre une dizaine d’années de la vie du jeune homme, très riche en rencontres et autres amours de toutes sortes, en passions aussi dans les deux sens du terme, bref en péripéties telles que, dès la première page, le lecteur est embarqué à ne plus pouvoir lâcher la narration. Le roman, qui se déploie sur sept parties, prouve une construction d’une solidité à toute épreuve. Outre les amours, dont les angles de vie s’avèrent tous passionnants, les points forts vont de la mort de la mère, inconcevable pour son fils, à la réussite éclatante, en passant par un temps de déréliction qui s’achève puis se retourne enfin sur la terre d’Israël. Parmi les nombreux personnages qui, tous, existent par leur physique d’abord, leurs orientations ensuite, outre les père et mère, on compte une douzaine d’amantes durables et, côté garçons, un équilibre entre l’affection d’élève à prof, d’égal à égal, de prof à élève, et la traîtrise au carré. C’est dire si le roman est profond, qu’on y découvre, sur l’âme humaine, des vues singulières, à se demander si tout a vraiment été dit de notre nature infernale autant que transcendante. En tout cas, Philippe Brandes fait état d’une vision, dont l’empan est grand, et le style pour la dire parfait. Il sait faire affleurer une poésie de bon aloi : « La vie coulait comme une rivière. » Il sait tirer au clair les coups les plus tordus. Côté amour, par exemple, la première aimée d’Alexandre, Véronique « au cul plat et menu et aux petits seins en forme de poires », lui fait comprendre qu’elle ne goûte guère le sexe – la pantomime est variée –, jusqu’à une nuit où, le croyant endormi, elle jouit très fort entre les cuisses de son Boss qu’elle a amené dans leur lit. L’institution de l’Ouvroir, par ailleurs, offre de beaux portraits de professeurs. Il y a les classiques, les presque mornes aux normes impavides, les audacieux, ceux qui ouvrent leur confiance à la capacité de leurs étudiants. Ce sont ceux-là qui réussissent et qui font réussir, même si la société guette et rejette trop de liberté. L’éternelle mâchoire sociale, des dents de laquelle il faut s’extraire, comprime la liberté. Or qui peut vivre tel un poireau sur sa ligne de production ? La déréliction d’Alexandre viendra d’un relatif échec social, de voir trop de gens le lâcher, lui préférer un gagne-pain sans honneur. « La folie est-elle autre chose, quand elle s’empare de nous, qu’un insoutenable sentiment de solitude ? » Elle le conduit au cachot de l’espérance, sdf un temps, à l’écriture de notes, innombrable matériau pour une œuvre qui d’abord se dérobe, malgré de belles amours et de nuits blanches qui les honorent, dont l’une à Rome, une autre en Angleterre, entre autres. La perte de la mère – « pendant des années, il ne va ni parler ni entendre parler d’elle » – aussi le fauche net, à retardement. « À vingt-cinq ans, il se trouve incapable d’affronter la souffrance. » Il découvre aussi le mal en chacun, jusqu’à ce goût soudain de faire souffrir un autre, sans pitié. C’est rapporter quelques facettes seulement de la richesse qu’offre ce grand roman. « La haine dans un regard peut faire place à une terreur d’enfant. » Il y aurait tant à dire, dont le rapport à la judéité, que je laisse découvrir. J’ai pensé à la qualité de Condamné par lui-même [Phébus, 2002] de Wyndham Lewis, d’une semblable dynamite, d’une semblable réussite. Le fond de l’homme y est récuré mieux qu’un tas de charbon. Aux antipodes de l’angélisme douteux qu’implique l’approche du marxisme, si brillamment traversé par Alexandre en ses premières années, le roman conduit à une réévaluation implicite des valeurs morales et intellectuelles de la société tout entière. C’est un très grand roman, un bonheur de haute volée, un chef-d’œuvre à mes yeux.
Pierre Perrin, 29 décembre 2024, revue Possibles n° 35, mars 2025
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