Des
paroles aux ailes arrachées
La vérité de Jean Pérol [V, fin]
Un des intérêts de la poésie de Pérol réside ainsi dans le refus de l’homme de rendre sa mémoire. L’acceptation de disparaître ne s’inscrit en effet que tardivement, vers la fin des Ruines-mères, et encore le poème enregistre-t-il au premier vers : « l’errance a trop duré ». Là encore la mort agit en repoussoir. Celle-ci rehausse l’exaltation de la vie, malgré le tragique alentour. L’extrême tension est partout perceptible. La scansion des vers toujours nerveuse le laisse assez entendre. Pérol ne peut détacher son regard du sablier dont lui échappe la partie supérieure. La perte inexorable, quoiqu’elle fuie la lumière, ne le laisse pas en repos. Il se sent « entamé d’heures » au point de ne plus voir parfois que « l’éternel tombeau de l’univers ouvert ». Ou bien il observe : « nul ne sent qu’il est la cible / que le temps suit en tireur ». Il se juge au plus près : un « infime passager » de notre éternité. Comment alors, meurtri dans son passé, borné dans son présent, en exil quelquefois dans sa propre peau, l’avenir sous la faux, gagner la paix intérieure ? « La paix, c’est la sagesse […] mais la sagesse, c’est une démission » écrit-il dans Le Cœur véhément où il condamne également l’absolu. C’est un faux, écrit-il encore. Il en appelle cependant « à sauver : la saveur d’être au monde ». L’élégie chez Pérol, qui adoucit le poème, atteint des sommets. Qu’il interpelle la mère par-delà les mers ou la dalle du tombeau, qu’il ressuscite l’enfance et l’odeur du pain frais, il n’en garde pas moins les yeux ouverts : « La vie, c’est le tuer. La plante un peu plus haute prend le soleil à la plus basse. »
Rarement une perception si aiguë de la mort aura rendu une œuvre aussi vivante. Ce poème d’Asile exil en sa perfection la donnera peut-être à aimer sans plus attendre.
Ce que j’attends de toi c’est
l’attention constante
la très extrême et orientale
fidélité à l’homme fixe
la musique inétouffable sous la
neige du temps mort
le combat pour mes mots quand la mort gommera
ma présence soudain superflue sur les choses
ce que j’attends de toi c’est trahir l’érosion
ce que j’attends de toi c’est veiller dans tes
yeux
entendre dans ta bouche ma bouche qui leur parle
ce que j’attends de toi c’est l’attente
il faudra me porter tu sais
dans tes mains dans tes seins dans ton souffle et ton sang
encore encore un moment messieurs tous les bourreaux
et quand bien après moi tu tomberas enfin
nous tomberons ensemble.
Il y a là, dans cette savante écholalie que propose souvent la poésie de Pérol, comme si la voix se donnait en canon sous une voûte romane, une prière dans son rythme, presque dans son sang, une déclaration d’amour unique à laquelle peu d’humains sauraient résister. Pérol ne s’est pas délivré du saccage de son enfance. Pourtant certains de ses poèmes s’avèrent si beaux qu’ils auraient peut-être fait se jeter à genoux une poignée de S.S. Qui pourrait oublier qu’à la fin d’Un été mémorable Jeannot reçoit la poésie en héritage ? L’homme qui la lui remet est un rescapé des camps de la mort. Réciter, lui dit-il, fut sa résistance. Jean Pérol n’a pas trahi. Ses poèmes comme une houle lèvent la lumière.
Pierre Perrin, Autre Sud n° 28, mars 2005