BRÈVE ÉTUDE DE L’ŒUVRE DE JEAN PÉROL

Des paroles aux ailes arrachées
La vérité de Jean Pérol [III]

une vague de neige au ralenti qui tombe
on glisse dans la poudre des planètes qui s’usent
on monte dans l’obscur vers le Noël des origines

Le but cherché vise moins l’éloge que l’affranchissement. Comme le montre assez le dernier vers, il s’agit en effet de sortir de soi, de répudier la guerre et la haine. L’amour peut-il conférer ce pouvoir, fût-ce à répétition, avec des temps morts ? Trois obstacles, semble-t-il, se dressent contre la liberté ainsi recherchée, l’abolition du passé.

Tout d’abord, l’étendue de la terreur originelle est telle que celle-ci peut resurgir à son gré, à tout instant, et tout dévaster. Le désir qui condense pourtant une énergie considérable, sur lequel le poète se concentre sans réserve, ne suffit pas à l’éradiquer. L’acte dans ces conditions démantelé, le poète, comme soudain écervelé, est renvoyé à ses pires angoisses. Quelque « misère éblouissante » qu’il se veuille, il demande à la femme aimée une compréhension sans bornes. La compagne idéale regorgerait de ces qualités-là : « attentive à la blessure experte à la douceur / empêchant de surgir la haine pour son sexe / menue presque sans poids évidemment très sœur / sans oublier la science exacte de s’enlacer aux mots ». C’est porter à la perfection la maternité, la sexualité, la beauté dans son corps et dans son âme réunie. C’est respirer mieux qu’un rêve incarné. Quand même une femme assemblerait toutes ces grâces, quel échec répété ne laminerait, puis ne déferait le meilleur des couples ?

Ensuite, l’échec surmonté, l’échange amoureux exige la réciprocité, c’est-à-dire l’honnêteté en tout. Or comment être certain de l’autre quand on ne peut rien certifier de soi-même ? Dans quelle mesure un soupçon voire un mensonge ne rôdent-ils pas ? À quoi tient le partage ? Ruines-mères pousse le doute à son comble. « La femme aime sa chair par l’excès qui l’agrandit. » Et Pérol de se demander si celle-ci n’aimerait pas les hommes pour les hasards de la pariade, et par défaut ? « Victime que déchirent les loups qu’elle a choisis / elle geindra plus tard dans ses buissons d’épines / la patte prise au piège des fers qu’elle a placés. » Quoi qu’il en soit d’une telle suspicion, la pérennité d’un couple, au fil de ses accords parfaits coupés d’inévitables fausses notes, relève du miracle. Toute trahison ressuscite la guerre originelle. L’oubli convoité brûle de plus belle. La femme est en effet une médiatrice au deux sens du terme. Tantôt elle réconcilie l’homme avec lui-même, tantôt elle le sectionne en deux. Ainsi peut-on lire dans Pouvoir de l’ombre : « l’amour endort la plainte et permet d’avancer sur les planches incertaines du temps » et à la page suivante : « Les empires se rongent, s’abattent, et de toujours la femme le sait. Pourrir par le sourire, soumettre à ses plis tendres. L’accouplement est à ce prix. »

Enfin le troisième et dernier obstacle tient à la nature même de l’amour. Cet état relève du don. Il ne s’élève à ses sommets qu’à la faveur d’un partage sans condition. Or cette nécessité, que Pérol connaît et chante comme personne, est ici dévoyée doublement. Il est demandé à l’amour un baume, à la femme d’être une écluse, un nocher même pour gagner un monde neuf. Tôt expulsé d’une telle chimère, le poète souffre de surcroît d’une béance affective telle qu’il épie l’impossible :

oui j’épie par-dessus les fifres de misère
la voix le souffle qui viendrait
balayer le silence pour annoncer que croulent
la méfiance et ces murs où nous mourrons rivés.

Ainsi Pérol, quel que soit l’échec final de sa quête, présente-t-il de l’amour un chant exceptionnel par la qualité de son expérience et la somme de poésie qu’il en a rapportée. Ce poète aux yeux cernés par l’attente et l’espérance, comme saisi lui-même d’éternité, et qui propulse sur la page un rythme endiablé de “paix sainte”, dit le don, la tendresse, le partage à sa juste hauteur d’homme. Quand les poètes de sa génération ou se taisent sur ce point vélique (c’est le beau titre d’un recueil de 1965), ou ravalent leur discours à des crudités de triste promenoir, Pérol nous éblouit par ses nus animés, sa tendresse et l’acuité de ses réflexions. Il n’a pas donné de noms à ses femmes aimées. La taxidermie aragonienne l’en a peut-être dissuadé. Il a gardé la peau de l’aventure vive et fraîche comme autant de sources dans ses pages. L’approche, le partage, l’élégie, tels sont les trois sommets du poème d’amour chez Pérol. Tout s’y place à son point exact de beauté, jusqu’au manque : « et pourquoi malgré moi ta douceur loin de moi »… — Continuer la lecture



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