BRÈVE ÉTUDE DE L’ŒUVRE DE JEAN PÉROL

Des paroles aux ailes arrachées
La vérité de Jean Pérol [II]

Dans ce rapprochement avec l’écriture éclatée de l’époque, Jean Pérol s’est moins prêté à des exercices qu’il n’a cherché à pulvériser ses affres. Contre le culte de la forme, il a travaillé l’authenticité. Un poème d’Histoire contemporaine, en 1982, décrit le mécanisme de l’inspiration. Domine une « vision bloquée » où « les sons deviennent ivres cherchant leur proie à dire ». D’autres stigmatisent « le siècle professoral » et l’inanité de trop de bibelots. Ils réitèrent, contre les ricanements de tous bords, « le choix du flot profond, des véhémences sans paroles, d’une éternité traquée ». Ruines-mères confirme sans appel : « Les mots qui tapinent tombent dans la fosse. » L’oubli attendu remplacé par “la fosse”, le titre même de l’ouvrage, tout rappelle que l’œuvre reste aux prises avec le drame originel. La nécessité de l’écriture est chez Pérol une réalité. « La poésie a charge de la vie. » Le poète tient fermement le balancier. Son cri, s’il crève la page, est préalablement passé au crible de sa critique d’écrivain. « Pour saisir (– comprendre et prendre –) véritablement les mots, il faut souffrir, se battre, et vaciller au centre du réel. »

Cependant, face à la terreur insurmontable, comment tenir debout ? Comment circonvenir la mémoire ? L’œuvre pose des questions qui la dépassent. Pérol souscrit au devoir de mémoire. Son roman en témoigne. Pour autant l’histoire ne s’arrête pas comme un réveil bloqué. Cinquante États, bon an, mal an, rivalisent d’impunité pour des atrocités dont ils décorent force héros. Qu’on relise les notes de Jean-Jacques Rousseau sur la guerre : « Le peuple ne donne ni pensions, ni emplois, ni chaires, ni places d’académies ; en vertu de quoi le protégerait-on ? » Pérol n’apporte pas de réponse politique à ce problème qui offre la simplicité d’une aporie. La divine charité, l’égalité marxiste : deux socles parfaits pour un même échec. Quand une telle base offre la pureté de l’absolu, c’est peut-être au sommet que se niche et prolifère la pourriture. La tête écrase les épaules. Sans panacée, sans prôner quelque révolution supplémentaire, Pérol – trop honnête pour cela – n’en dénonce que plus fermement les travers de nos sociétés. Morale provisoire, tout particulièrement les poèmes en prose de l’épilogue, incrimine les exclusions scolaires et sociales. Celles-ci bordent le lit de la bêtise carnassière. Cette dernière répond à la demande en tenaille de la cupidité de l’élite et de l’ivrognerie sanguinaire du paria. Le monde n’est pas cruel ; il est féroce. L’action en solitaire restant un leurre, l’ultime poème de ce livre regarde « la plongée dans les autres comme une immense erreur ». Pourtant le goût du partage et la fraternité sous-tendent cette œuvre. Mais l’expérience échoue à « faire rendre gorge à la honte ». Pérol ironise sur « la carte du plaisir d’être au monde dans sa poche ». Il reste un réfractaire. Le monstre est tapi partout. La générosité foncière du poète n’en éclate pas moins, ne serait-ce qu’à suivre sa fidélité à Roger Vailland. L’ami manque ; le souvenir lui élève un tombeau sur plusieurs livres. Un poème de Maintenant les soleils (1972) maintient explicitement le lien par-delà la mort :

les amis (les premiers) dont la vie nous éloigne
affleurent louangés le soir dans nos paroles
Ils se croient oubliés mais eux seuls nous rejoignent
leur visage en nos corps jamais ne disparaît

La fraternité aux yeux ouverts, loin des partis, se dissout au reste à l’étranger, dans une autre langue. Peu importe le mobile de l’exil. La fuite, la distance, le leurre d’une régénérescence : « La vie doit te passer dessus comme le feu sur le pré, seules les cendres font l’herbe verte. » Un sésame a paru résider dans l’amour. La petite mort réitérée viendrait peut-être à bout de la mort sans appel par l’enfance traversée. Le poète en ce domaine force toutes les issues. Sa recherche est pathétique, à la mesure de sa générosité. Pérol livre en effet un portrait complet de la femme. Il la comprend comme un fils et comme un amant, de l’intérieur. Il met souvent en scène, dans sa gloire sans apparat, le désir, de sa genèse à son déluge. La fête des corps sous sa plume délivre les images de la jouissance. Quand « la femme a des bonds, des écarts, des sursauts de grand poisson qui agonise sur le sable », l’homme connaît l’orage, les tremblements, les vibrations, puis la paix comme « la goutte d’eau tombe des cerises mouillées ». Ou bien c’est : — Continuer la lecture…



Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante