Adieu Montaigne par Jean-Michel Delacomptée, Librairie Arthème Fayard, 2015, lu par Pierre Perrin

Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne
Librairie Arthème Fayard, 208 pages, 17 €

couv. Adieu MontaigneQuinzième ouvrage de Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne est en tous points admirable. D’abord cela se lit comme un roman. L’auteur rattachant sa lecture, à la fois narrative et toute d’intelligence, à ses découvertes de jeunesse, il offre une progression sensible et fraternelle. Tout jeune homme, toute jeune fille devraient lire ce livre, toutes affaires cessantes. Dieu sait pourtant combien la jeunesse à tout à vivre. Mais plutôt que de traverser seul des affres, pourquoi ne pas s’aviser et s’affermir grâce aux découvertes d’un prédécesseur lumineux ? La jalousie, l’existence de Dieu, les leurres de tous ordres, le choix du sens qu’on va donner à sa vie, la sexualité même expliquée à qui veut l’entendre… Faire de soi, dans la trépidation moderne, le harassement à travailler, « un couteau suisse », ou trouver une stabilité, se retrouver entier et libre par-delà les embûches… En tout cas, ce livre s’adresse éperdument à la jeunesse.



Adieu Montaigne est aussi, le titre invite à le concevoir, un ouvrage crépusculaire, testamentaire, vernaculaire même. Car tout, dans ce livre, est écrit sous le regard de notre monde tel qu’il court… à sa perte. C’est discret. Le brocard est planté. Le professeur Delacomptée établit le parallèle : Montaigne au collège « pataugeant dans la médiocrité des leçons infligées, telle que sans la finesse d’un précepteur éclairé il n’en eût rapporté “que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse” (et comme fait aujourd’hui toute la jeunesse, ou presque) »… Le lycée ne propose plus la littérature, mais des fragments à décortiquer avec « un scalpel d’anatomiste ». Toute difficulté est bannie ; toute contrainte, une horreur. « Montaigne, écrit Delacomptée, vilipendait cet enseignement sans nerfs ni entrailles, farci de termes alambiqués. » C’est lui prêter une vision qui n’était peut-être pas vraiment aussi clairvoyante, mais cela signe l’engagement de l’auteur. Todorov, tout à trac repenti, disait-il autre chose dans La Littérature en péril, chez Flammarion, en 2007 ? Élargissant le propos, Delacomptée professe contre la dévastation de la table rase, dont nos raseurs font leur beurre, une condamnation sans retour. « L’art est devenu un art de la détestation. L’idéologue au petit pied s’enthousiasme pour l’iconoclaste en vogue […] “l’univers commence avec nous”. » Montaigne est aux antipodes d’une telle outrecuidance qui gangrène nos Lettres (ce qu’il en reste).

Le style enfin conjugue, épouse une virevoltante simplicité et une force de conviction sans faille. Voilà, par exemple, comment Delacomptée définit celui de Montaigne : « Un labyrinthe organisé. Un fatras de fulgurances. Des airs de chaos régi par l’armature d’un ordre sous-jacent. Un cosmos bancal. Tout s’y tisse et se plisse, se noue et se découd. » Ailleurs : « Cette vivacité tantôt ramassée, tantôt prolixe, ces formules bourrues, aiguisées, toujours dansantes, ce rythme où s’entrelacent lenteur réflexive et vitesse expressive, rayonnent de l’énergie qui l’a propulsé… » Rien qu’à ces lignes, quel jeune n’aurait pas envie d’emboîter le pas à ce passeur ? Ce qui de surcroît rend ce livre émouvant, c’est, au-delà de la respiration rendue à Montaigne – qu’il tient aussi pour un poète, il n’est pas le seul, Jacques Réda par exemple n’a cessé de dire son plaisir au rythme des Essais –, le dilemme entre mettre Montaigne à la portée de chacun et l’enterrer du même pas.

Car ce tite, Adieu Montaigne, rappelle la posture de l’écrivain qui regrettait l’aube de la civilisation, un monde grec et romain dans lequel l’honneur surnageait, un monde où les Cannibales valaient mieux que ceux-là qui les avaient découverts, trompés et ensevelis. Ce titre signe encore le naufrage de notre Occident, en même temps qu’il essaie d’aider à renverser la vapeur. Ce livre sans loup, qui se lit d’une traite et dont on sort rasséréné malgré les dénonciations qu’il fallait épingler, est un plaisir durable. « Nous sommes comme Montaigne, nous lui ressemblons. Il n’est pas notre contemporain, mais celui du genre humain. » Bonjour, Montaigne !

Pierre Perrin, [9/X/15] sur Nonfiction.fr, le 30 octobre 2015

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