Pierre Perrin célèbre Michel de Montaigne, in La Mémoire de l’encre

Michel de Montaigne
en ses Essais, 1580, 1988, 1995

C’est le seul écrivain de notre civilisation qui satisfasse à des années sur une île déserte. La langue peut mourir, l’esprit reste grâce à un passeur tel que lui. Les Essais [1580] confèrent à chacun en effet une part de mémoire grecque, latine et française. On retrouve à le suivre que les Grecs, avant Apollinaire, ont pratiqué le calligramme ; qu’il y a toujours eu plus de poètes que de lecteurs de poésie ; que la culture répond aveuglément à l’interrogation de l’homme sur la terre. Il a tout embrassé, pesé, chanté. Il a surtout mis en pratique le doute, jusqu’au cœur des vérités les moins discutées. Mais on le lit de travers. L’éternité part en fumée sous sa plume. « Qui verra l’homme sans le flatter, il n’y verra ni efficace, ni faculté qui sente autre chose que la mort et la terre. » C’est dans le livre II, chapitre 12. La barbarie est stigmatisée, à la mesure des pulsions et des idéologies qui la nourrissent. Quant à le taxer de misogynie, c’est oublier ceci par exemple : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. » Ce ne sont là que des virevoltes, quand tout chez lui affleure les deux infinis, pour le moins. Ce géant tient dans la poche, et il n’est guère d’ami plus fidèle.

in La Mémoire de l’encre, anthologie par Jacques Chancel, Éditions n°1/France Inter, 2001

Sa culture, c’est-à-dire sa connaissance des œuvres de l’Antiquité grecque et romaine, apparaît sans bornes ; personne aujourd’hui ne peut l’égaler. Celle-ci le traverse, le transporte, et il pétrit si bien le tout de sa rumination propre que ses Essais nous ravissent, à quelque page qu’on les ouvre. L’adage précité (ce qui est sûr, c’est que rien n’est sûr) ne relève pas que du Tao. Montaigne le fait sien dans l’Apologie de Raymond Sebond, Livre II, chap. 12 : « L’ignorance qui était naturellement en nous, nous l’avons, par longue étude, confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement sçavants ce qui advient aux espics de bled ; ils vont s’élevant et se haussant, la tête droite et fière, tant qu’ils sont vuides ; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n’ayant trouvé en cet amas de science et provision tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et reconneu leur condition naturelle. »

Sauf à n’être pas près de « baisser les cornes », on ne peut qu’acquiescer à tant de modestie foncière. Qui se souvient par exemple de l’usage que faisaient du renard les habitants de la Thrace ? Le rusé éclairait sur la possibilité ou non de traverser un fleuve ou un lac gelés. Montaigne consigne un tel exemple, à ses yeux presque familier, pour conclure que le renard jugeait de l’épaisseur de la glace : « Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé, est liquide, et ce qui est liquide, plie soubs le faix. » L’homme n’est pas le seul animal raisonnable, il s’en faut de beaucoup. Ronsard plaidait même en faveur de l’arbre. « Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras ! » On l’a oublié, parmi cent acquisitions et autres connaissances. En veut-on une preuve ? Le lecteur de Montaigne qui, à ce stade de l’édition Garnier, reste curieux se reporte à la note. C’est la 1202ème : “C’est le fameux sorite, dit du renard, si souvent cité dans l’École.” Et l’auteur de la note, Maurice Rat, de renvoyer à un titre de Plutarque en traduction : Quels animaux sont les plus advisez, XIII – un trou noir de plus, ou gris, ou blanc, pour le lecteur du troisième millénaire.

« Les hirondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement et choisissent-elles sans discrétion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d’une figure carrée que de la ronde, d’un angle obtus que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent-ils leur loge à l’Orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents et considérer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoi épaissit l’araignée sa toile en un endroit et relâche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensement, et conclusion ? Nous reconnaissons assez, en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous et combien notre art est faible à les imiter. » Montaigne, Essais, II, 12

Pierre Perrin [§ 2 et 3 : Qu’est-ce que la culture ? in Lettres comtoises, 2003]

Pour Montaigne par Jean-Michel Delacomptée

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