Jean-Marc Moura,
Littératures francophones et théorie postcoloniale
(Presses Universitaires de France, 1999)
L’éditeur, la collection, le titre, l’auteur, professeur à Lille III, tout invite à réserver cet ouvrage à des gens dont la science en impose, quand au contraire ces pages mettent presque entre les mains du premier venu des outils de spécialistes. Ce livre, dont l’objet est de « renouveler un peu l’étude des lettres d’expression française », s’avère un tambour discret ; il fait accéder le lecteur à un panorama des littératures. Il donne à distinguer ce qui reste brouillon et brouillé la plupart du temps. Il éclaire, au-delà de la recherche universitaire qui estampille une production, comment s’opèrent les codifications et les classements, autrement dit quel statut l’Histoire (ici vive) accorde à certaines œuvres. La définition des termes, la précision de la méthode, la délimitation du champ exploré entraînent rapidement le lecteur non pas seulement à suivre ou accompagner, mais devancer quelquefois la saisie que ces pages proposent. La seule entorse à ce souci de clarté, l’exception qui confirme la règle, concerne la notion de champ littéraire. Comme l’auteur l’emprunte à Bourdieu, il la suppose connue de tous. Dont acte. Cependant il s’agit moins, par le truchement de ce numéro, de vulgariser des clés que de s’interroger avec l’auteur sur l’hétérolinguisme vernaculaire qui caractérise aussi notre langue. Je vais éclaircir cet oxymore.
Mais tout d’abord Jean-Marc Moura rappelle que le français reste une langue internationale de culture, malgré le petit nombre de peuples qui l’utilisent, le plus souvent en langue seconde. Il y a deux causes à ce phénomène. La première est historique. « Il y a deux cents ans, la France était le pays le plus peuplé d’Europe (et même, l’Asie et l’Empire ottoman mis à part, sans doute le pays le plus peuplé du monde). » La seconde est culturelle. Bien que la langue française doive son expansion aux colonisations successives, elle conserve une aura dans laquelle brillent les valeurs de la liberté. La Révolution française a institué la démocratie. « La diffusion d’une langue dépend moins d’une politique linguistique, même volontariste, que de facteurs comme le poids démographique, la puissance économique ou l’intérêt que représentent une culture et les valeurs qu’elle véhicule. » À la lumière de cette définition, que le français soit battu en brèche n’enlèverait rien à sa vocation planétaire. « 49 pays (un quart des pays membres de l’ONU, environ 500 millions d’habitants) “ont le français en partage” selon la formule officielle. » On le voit, cet ouvrage déborde la littérature, pour aborder presque à l’espérance, au troisième millénaire. Un conseil politique est même donné de « renoncer à un gallocentrisme désuet ».
Le cœur du livre emporte le lecteur vers les littératures de ce quart du monde (en nombre de pays) qui s’écrivent en français. Elles aussi s’expriment pour créer. Or elles n’auraient le plus souvent trouvé à Paris que de la condescendance. La mère Patrie devrait tout au contraire ouvrir plus que les bras, les yeux, affirme l’auteur. Il faut accepter la synergie, la force centrifuge. La littérature de la capitale a tout à gagner à tomber ses œillères. Là encore, des lois sont à l’œuvre. On semble aujourd’hui convaincu que la fiction des vieux pays ne prend plus guère pour sujet que « l’interrogation infinie de son artifice », tandis que celle des jeunes nations « interrogeant la culture établie est ouvertement politique ». Le fait est que l’intérêt du public pour la littérature hexagonale à résonance peut-être trop intimiste a décru. L’auteur aborde peu le problème du nouveau roman lié aux années soixante, parce que le « caractère hybride […], la vision d’un monde fissuré, distordu » qu’ont imposés dans le même temps de grands écrivains latino-américains témoignent de bouleversements autrement plus signifiants. C’est le côté royal de cet ouvrage. La littérature est ici jaugée en fonction de son pouvoir de conviction, liée à la nécessité qui l’a fait naître, et d’entraînement du lecteur. L’auteur donne à voir et plus encore à examiner les richesses nutritives des œuvres de langue française. Il ne se borne pas à établir des constats. Il plaide pour un véritable métissage qui s’opère, mais trop timidement, sous nos yeux. À l’instar de ce que Césaire, Senghor et d’autres ont si bien réussi, les “blancs” devraient s’expatrier, courir le monde. On ne s’ouvre pas l’esprit sans secouer la poussière de ses sandales. L’erreur est de chercher à tous prix une voie nouvelle. Le vrai créateur la trouve presque à son insu. C’est la vie qui la lui impose. — Continuer la lecture…
Pierre Perrin, la Nouvelle Revue Française, n° 552 – Janvier 2000