Littératures francophones et théorie postcoloniale de Jean-Marc Moura

Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale
(Presses Universitaires de France, 1999)

Il est d’autres champs qu’aborde ce livre et qui enrichissent la méditation. Le plus vaste peut-être touche à la notion d’une relativité culturelle. D’une part il n’est plus temps de se mettre la tête dans un sac. La culture est mondiale, l’art n’a plus de frontières. La littérature, en même temps qu’elle cherche à exister à l’échelle du monde, cède du terrain à d’autres véhicules d’expression plus conquérants, plus performants. On peut discuter ce point à perte de vue. Gutenberg n’en est pas à son dernier coup de théâtre. Sa disparition fera sans doute l’objet d’une longue agonie. Mais d’autre part est-il tellement certain que la politique et à l’intérieur de celle-ci l’opposition farouche à un pouvoir de fait constituent le meilleur mobile de l’art ? L’auteur le reconnaît implicitement. Une œuvre est le produit d’un individu social. Le regard sur la société sans un traumatisme d’ordre individuel, s’il vaut pour son témoignage, échoue au-delà. L’étude par ailleurs de ce qu’écrivent les femmes noires montre, selon une citation de Maryse Condé, qu’elles « s’intéressent à des choses qu’on appelle intimistes et qui, en fait, sont des problèmes de société ». Enfin, quiconque lit par exemple la préface qu’Édouard Glissant vient de donner à L’Homme rapaillé de Gaston Miron s’en convaincra sans peine, la politique en art perd de sa pertinence à mesure qu’un pays réalise son indépendance. Ce que dit en effet l’unique phrase nombreuse de quatre pages de Glissant, c’est cette stupeur-là que Miron, le colonisé pourtant, lui aussi, en vient à la paix : « sa langue est vouée à l’intime autant qu’aux espaces, à ce murmure aussi bien qu’à cette tornade ». Il n’est que de lire ces deux poètes en français dans le texte de leurs pays lointains. La paix gagnée, l’intimité qui supplante le social n’effacent pas la politique, elles l’assument. Le passéisme en la matière (les complaisances sous la lampe) dissimule une nostalgie des privilèges. Le culte de l’ellipse et du non dit accrédite ces tares, que dénonce aussi ce livre.

Cependant je n’oublie pas l’ oxymore plus haut levé. Il illustre un pan de cet ouvrage et ouvre de nouvelles interrogations. Moura ne manque pas d’affirmer que « le monolinguisme est surtout un mythe – y compris en France ». La coexistence d’autres langues sur le sol même le prouve. Des français parlent et écrivent l’occitan, le breton, l’alsacien, d’autres idiomes. C’est pourquoi « cette pluralité langagière » peut prendre le nom d’hétérolinguisme. Comme l’étude porte essentiellement sur les littératures postcoloniales, l’appellation gagne encore en pertinence. Le lecteur, à ce stade, mis en appétit par l’intelligence à l’œuvre, se pose au moins deux questions. La première est presque chauvine et pourtant naturelle. L’hégémonie anglophone contamine allégrement le français. Certains substituent les wharfs aux quais sur des romans entiers, pour se limiter à un exemple. On parle donc de francophonie, alors que nous sommes dans notre langue même colonisés. Le livre de Moura ne peut sur cette lancée que devenir indispensable. Pour autant faut-il se réjouir de donner sa langue au chat américain ? La deuxième question touche à la notion de vernaculaire. Au pays s’apparente une part de l’identité, pour certains. On ne fait pas que penser dans une langue. Or la France est appelée à se fondre dans l’Europe. Les peuples colonisés ont dû métamorphoser leur regard sur le pays natal. Doit-on se faire à l’idée que des lecteurs, avec l’accent de Montmartre, du Rhône ou de l’Anjou, considèrent des chefs-d’œuvre français comme des produits locaux ? L’hétérolinguisme vernaculaire fait prendre conscience que l’homme, lors même qu’il cultive une attache, n’est qu’une somme d’intersections, d’aucuns disent de contradictions, et que son seul avenir, c’est une dissolution dans ce qui le dépasse.

C’est le mérite de cet ouvrage d’ouvrir d’autres perspectives, de donner moins des recettes que le goût d’en découvrir de nouvelles. De quelque côté que par atavisme ou on ne sait quel sursaut on se tourne, l’ouvrage de Jean-Marc Moura prouve que la littérature reste vivante. Quand bien même l’auteur exprime sa préférence pour « ces littératures de l’intranquillité » objets de son étude, il rééclaire le monde. Chacun peut y prendre une place. Ceux qui écrivent, d’où qu’ils soient à la hauteur de leur talent, et ceux qui prennent le temps de faire ruisseler d’amour à travers leurs neurones la beauté quand elle outrepasse la langue perpétuent le long instantané du monde. Sans témoin-démiurge, que vaudrait l’avenir ?

Pierre Perrin, la Nouvelle Revue Française, n° 552 – Janvier 2000

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